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Marcos Carrasquer : violence, bouffonnerie et beau métier

par Yves Desvaux Veeska 26 Février 2011, 14:18 L'avis d'artiste

CARRASQUER-Marcos-2007-Always-hungry.jpg

Ci-contre : Always hungry, huile sur bois 100x100, 2007

A première vue, il n’y a pas de quoi rire : corps souffrants, tordus, entassés, exhibés, violentés… ou même hachés. Le plus souvent nus, ou grotesquement affublés de nippes qui étalent plus qu’elles ne voilent des anatomies fatiguées. Des figures anonymes et des portraits personnels sont jetés dans le chaos construit de scènes complexes que l’artiste commente parfois, mais ses commentaires sont ceux du témoin désolé de catastrophes incompréhensibles.

Ainsi, à propos d’une toile intitulée « Real Appeal » (l’appel du réel), il explique que sa femme et sa fille sont couchées sur un lit défait tandis que lui-même, nu, s’enfuit. Il est poursuivi par une bulle de savon gigantesque, qui contient toute une scène de modélisme ferroviaire ; microcosme du réel ? Une dame nue, aux chairs débordantes, est portée sur ses épaules par une autre femme tout aussi nue, et musculeuse. L’artiste en fuite se cogne contre un objet par terre, c’est la maquette de son appartement, que l’on voit ici investi par des policiers en train de se livrer à des exactions. A l’arrière-plan, un homme a l’air de méditer sur un siège de toilette. Qui est-il ? Qui sont-elles ? La suite des explications sera pour une autre fois. Débrouillez-vous avec ce que vous voyez.

Le dessin de Marcos Carrasquer est d’une efficacité diabolique, sa peinture est emmenée par une technique somptueuse. Sur des formats d’un à deux mètres de côté, ses compositions déploient des mises en scènes délirantes… mais parfaitement rigoureuses. Elles inspirent des sentiments contradictoires : on se trouve à la fois fascinés par leur exécution, et repoussé par les sujets généreusement sordides. C’est là qu’il faut faire un effort : derrière le dolorisme pénible du premier regard, l’ironie ravageuse se glisse. La laideur, la violence, l’absurde, tous ces gentils condiments de la condition humaine se trouvent fixés là, arrêtés par le pinceau de Carrasquer, épinglés pour être soumis à notre observation. Je dis bien, soumis.
Le monde réel, celui dont vient Carrasquer, est largement pourvu en souvenirs de violence, d’arbitraire policier, de tyrannie. Son père, emprisonné sous Franco, a fui l’Espagne à la fin de la guerre civile pour émigrer en Hollande. Cette histoire du père n’est pas sans laisser de traces dans la peinture du fils. Mais la revanche du fils s’exprime dans la dimension burlesque qu’il donne à l’horreur politique et sociale, à la façon dont il soumet à son art tous les tenants grotesques du désordre établi.
Après l’Histoire, l’histoire de l’art n’est pas non plus épargnée, où l’huile et l’encre de Chine se teintent de vitriol : dans un petit tableau de 2005 « History painting », cohabitent une princesse espagnole (échappée de Velasquez ?) à tête de singe et tenant palette et pinceau, qui fait face à trois personnages ventripotents, vieux et gros bébés à tête d’urinoir duchampien. Ils se tiennent debout sur un tapis qui n’est autre que le Guernica de Picasso. Une boule de corps humains enchevêtrés flotte en suspension entre eux. Dans un placard, des bariolages abstraits lyriques sont stockés sous une tête de mort. Vanités…

Le quotidien contemporain passe aussi à la moulinette de Carrasquer. Dans une allée de supermarché, où le rayon des viandes voisine avec celui du papier toilette, copulent un homme noir et une femme blanche. Comme dans chacun de ses tableaux, pas un détail n’est vierge d’un message à transmettre, messages pas forcément clairs, aussi troublants que ces corps présents partout dont aucune rougeur, vergeture ou poil ne nous est dissimulé.

Pénétrer dans le monde de Carrasquer demande donc un effort. Pour s’orienter, on y retrouve des thèmes récurrents : enchevêtrements humains, méticuleuses maquettes de modélisme, déversements de matières diverses où mots et lettres sont des fluides pas très catholiques laissant deviner des mauvais souvenirs de calotte franquiste et autres bouillies idéologiques plus actuelles. Bref, ce chaos finit par nous devenir familier quand on prend le temps de s’y arrêter. Et cette familiarité, quand elle est là, quand tout à coup on y réfléchit, elle nous glace et elle nous émerveille à la fois. Carrasquer, un jour qu’on lui demandait le métier qu’il aurait voulu faire, a répondu : gardien de but. Mais, après un match perdu 9-0, il s’est dirigé vers la peinture finalement. Il aime sans doute bien le foot, cependant il a du mal avec. Il a du mal aussi avec le réel. Mais il fait face avec son dessin, avec sa peinture. Et là, c’est lui qui marque.

Article paru dans Artension de mars 2011

Ci-dessous : History of painting, Huile sur bois, 45 x 52 cm, 2005 - Voir le site de Marcos Carrasquer

CARRASQUER-Marcos,-2006-History-of-painting-hsb

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