Il y a des personnes qui n'ont pas d'odorat, pas de goût, ou bien qui sont malentendantes, ou malvoyantes. Mon problème, c’est que le sens qui me fait défaut, c'est tout simplement la capacité de ressentir des émotions. Je crois n'avoir jamais été amoureuse, et pourtant j'ai eu beaucoup de relations amoureuses. J'ai toujours su dire les mots qu'il fallait, revêtir les expressions faciales utiles pour donner le sentiment que j'étais amoureuse par exemple, mais je n'ai jamais été amoureuse.
Je publie ici, au fur et à mesure que je les lis, les recopie, les classe, les cahiers que j’ai attribué (peut-être un peu rapidement) à une personne du nom d’Hélène Grenier, inconnue dont j'ai récupéré deux caisses et une valise de lettres, manuscrits et tapuscrits, dans un vide-greniers.
Mon nom de famille est Adam. Mes parents, à ma naissance en 1953, m’ont prénommée Ève. Ève Adam ! C’est vrai que je suis née le 1er avril, et mes parents étaient jeunes – 19 ans. Je me suis souvent demandé s’ils ont trouvé intelligent, ou simplement rigolo de me donner ce prénom. Qui me vaut, depuis l'école maternelle, des regards étonnés, narquois ou interrogatifs chaque fois que je dois décliner mon identité. Eve Adam. Après moi, sont venus quatre frères et sœurs, un garçon, une fille, un garçon, une fille. Heureusement, mes parents n'ont pas persisté dans leur inspiration biblique, et mes deux frères ont échappé à « Caïn » et « Abel ». Bon, ils ont quand même hérité de noms d’évangélistes, Luc et Jean. Et mes sœurs s’appellent Madeleine et Marie.
Mes plus lointains souvenirs remontent à quand j’étais une (et pas un) spermatozoïde.
Un jour d’août 1952, dans une chambre de bonne à Paris. Un jeune homme de dix-huit ans, doux, affable, amoureux de sa femme, cherche une étreinte. C’est mon père, et sous ses caresses timides, ma mère. Ils ne sont pas très habiles tous les deux mais ils y arrivent quand même parce qu’ils s’aiment bien.
Saut dans le temps : septembre 1989. « - Mes fesses sont sorties » me dit Victor, quatre ans, et je ne comprends pas tout de suite qu’il veut me signaler à moi, sa maman un peu étourdie, que son pantalon est descendu sur ses chevilles. Il a parcouru ainsi le chemin de l’école à la maison. Cherchera-t-il lui aussi à imaginer, plus tard, le jour où Sylvain et moi nous l’avons conçu ?
Ce jour d’août 1952, ma maman à moi s’est laissé faire et dans l’immensité du temps et de l’espace, la petite graine qui allait devenir moi commençait sa carrière dans la chaleur, l’humidité, la bousculade et sans se poser de questions. Chez certains animaux, on désigne le sexe féminin par le mot « cloaque ». Il y a du cloaque dans l’existence, mais ni là, ni à ce moment.
Ce jour d’août 1952 était peut-être un matin. Un week-end où il faisait beau et frais. Et moi, naïve spermatozoïde, catapultée par surprise puis sélectionnée sans explication par un ovule distrait, j’allais me développer aveuglément dans un ventre confortable quoiqu’actif et plus agité que je n’aurais voulu. Je comprenais peut-être à l’avance que, même à l’abri et bien tranquille, on ne peut jamais être assurée que cela va durer toujours.