Je publie ici, au fur et à mesure que je les lis, les recopie, les classe, les cahiers d’Hélène Grenier, inconnue dont j'ai récupéré deux caisses et une valise de lettres, manuscrits et tapuscrits, dans un vide-greniers.
Je n’étais pas si isolée pourtant, je recevais des messages parfois, assez flous, je ne comprenais pas tout, mais plutôt bienveillants. Des caresses, des petites tapes, des sons lointains, mais tout ça dénotait une bonne ambiance dans le voisinage. J’étais bien là où j’étais. Mais ce jour du printemps 1953, alors que je me sentais au mieux de ma forme, ça a été le tremblement de terre. Mon studio doux et chaud s’est mis à tanguer, de plus en plus fort, j’ai senti des poussées au début simplement gênantes, puis de plus en plus pressantes, enfin irrésistibles.
Moi qui étais habituée jusque-là à une vie dans une pénombre bienheureuse, sans soucis, j’étais projetée dans une lumière agressive. On me poussait, on me tirait, dans la bousculade j’étais à moitié étranglée par un cordon qui se serrait autour de mon cou. Ma tête, tandis qu’on me poussait je ne sais comment par derrière, essayait de se frayer un chemin dans une ouverture étroite, à la recherche d’une issue. J’éprouvais soudain une avalanche de sensations nouvelles, brutales, précipitées, inquiétantes, mais je ne saurais dire pourquoi, intéressantes quand même. Il se passait quelque chose, on allait voir ce qu’on allait voir. Je découvrais des odeurs à la fois fortes et excitantes, des sensations de toucher dégoûtantes d’un côté et délicieuses de l’autre. Ça commençait à me plaire. Moi qui suis calme et réservée en général, j’ai senti des cris sortir de moi. Je n’avais jamais fait ça : crier ! Il y avait de quoi : on me prenait par les pieds, j’étais étranglée par mon écharpe gluante, mais dans toute cette agitation, je sentais cependant qu’on me voulait du bien, et qu’il y avait urgence. Je me laissais aller, il n’y avait pas d’autre attitude possible, les forces autour de moi me dominaient, il fallait que je fasse confiance. Enfin tout s’est calmé. Je ne sais plus après quelles péripéties, et un bon sommeil dans une ambiance toute différente de celle de mon studio (c’était sympa, l’apesanteur) je me suis retrouvée à rechercher moi-même ma nourriture. Honnêtement, cette recherche n’était pas difficile, ni contraignante, et pour tout dire agréable. Après avoir été alimentée par un tuyau automatique, découvrir le goût du lait et la saveur du téton, ça fait bien augurer de la vie.