J’ai un peu fabulé en racontant mes impressions de spermatozoïde ou de nouveau-né (nouvelle-née, ça ne se dit pas ? Une bébée non plus ?), mais j’ai quelques souvenirs d’enfance plus vrais : quelques mois après mon arrivée sur Terre, un autre évènement m’a marquée :
Note de l'éditeur : je publie ici, au fur et à mesure que je les lis, les recopie, les classe, les cahiers d’Hélène Grenier, inconnue dont j'ai récupéré deux caisses et une valise de lettres, manuscrits et tapuscrits, dans un vide-greniers. Si quelqu'un a des informations à propos d'Hélène Grenier (la caisse a été trouvée en Bretagne, du côté de Redon) merci de m'en faire part.
je me revois regardant par la fenêtre de notre appartement, inconfortablement assise sur le radiateur où on m’a installée. On m’a dit d’attendre là, maman va revenir, avec un petit frère. Ce doit être une bonne nouvelle, tout le monde a l’air content, même un peu excité : mon papa, et la jeune fille au pair qui s’occupe de moi. Dans la rue, ce n’est pas très intéressant. Personne ne passe. En vrai garçon manqué comme on dit en ce temps-là, j’ai appris à reconnaître les voitures : Dauphine, 4 cv, 2 cv, Aronde, Traction, 203, 403… Et la plus belle, la DS. Je connais aussi des arbres, mais moins : marronnier, chêne… J’aime bien les marrons et les glands, mais aussi la graine de l’érable qui tournoie comme un hélicoptère. Je m’ennuie, je n’aime pas le contact du rideau qui retombe toujours devant mon nez. Soudain, ma baby-sitter le saisit et me montre la 203 qui arrive : les voilà ! Je me précipite à la porte d’entrée de l’appartement. La dernière minute d’attente est chargée d’excitation et voilà maman qui arrive, souriante, portant dans ses bras un paquet tout en longueur. Au bout du paquet émerge un petit visage renfrogné, les yeux fermés : c’est Luc ! Je suis interloquée. Je ne comprends pas l’intérêt de cette chose. Mais papa et maman ont l’air contents et ça me rassure. Pour donner le change, je demande comment s’appelle ce drôle d’habit dans lequel mon petit frère est emballé : un burnous ! J’aime ce mot. Mon petit frère, moyennement intéressant, mais je suis contente d’avoir appris un nouveau mot : burnous !
L’arrivée de Luc m’a un peu déçue, je m’attendais à mieux. Mais en même temps, je perçois ma promotion : je suis devenue une grande, et je joue plutôt dans la catégorie de maman. C’est alors qu’un peu plus tard, je fais une découverte surprenante. Mon petit frère est sur le pot, je vois un truc qui pendouille entre ses jambes : c’est quoi ça ? Il est malade ?
- Mais non, c’est son zizi. C’est un garçon. Tous les garçons ont ça.
- Ça sert à quoi ?
- C’est pour faire pipi.
- Mais moi, je fais pipi, j’ai pas besoin de ça.
- C’est parce que c’est un garçon, et toi une fille, c’est pas pareil.
- C’est bizarre. C’est moche. Et il aura toujours ça ?
- Mais oui, c’est un garçon je te dis.
J’insiste avec inquiétude :
- Ça ne risque pas de m’arriver à moi, même quand je serai très très vieille, je n’aurai jamais ça ?
Je reconstitue la conversation de mémoire, je ne garantis pas la transcription exacte soixante ans plus tard. Mais il me reste cette sensation de commisération que j’ai eue pour mon petit frère, comme si je découvrais qu’il n’était pas normal. Et le soulagement d’être, moi, indemne.
À cinq ans, tandis que se révèle à moi ce handicap dont sont affligés les garçons, j’observe quelque chose d’autre de surprenant, mais plus joli : je suis avec maman, et nous passons devant la mairie de Saint-Avray. Une cérémonie a lieu : l’évêque est reçu par le maire. Une assemblée nombreuse entoure le prélat en grande tenue chamarrée avec sa crosse à la main et sa mitre sur la tête. Maman me désigne le spectacle : regarde, Monseigneur !
Rentrée à la maison, toute fière, je dis à papa : j’ai vu le seigneur de maman !
Dans ma tête, j’imagine que chaque personne a un seigneur, comme un ange gardien à soi, qu’on a la chance d’apercevoir de temps en temps. C’est une révélation plus intéressante que le zizi de mon petit frère.