« Je peux vendre ça combien ? » C’est une question vraiment terre à terre, pas artistique pour deux sous, que les artistes sont pourtant amenés à se poser.
Comment se détermine le prix d’une œuvre ? Pourquoi un bout de toile avec de la couleur dessus peut faire 10 euros sur un marché aux puces, se vendre quelques centaines d’euros dans une exposition en mairie, quelques milliers dans une galerie, jusqu’à plusieurs millions chez Sotheby’s ou Christie’s ?
Evidemment, il ne s’agira pas des mêmes peintures, mais les chemins qui mènent aux unes ou aux autres sont si tortueux, truffés d’illusions, de calculs, de pièges, de bonnes surprises et de déconvenues, de hauts et de bas vertigineux, qu’il serait dommage de ne pas s’y intéresser.
Voilà, vous êtes artiste, avec un savoir-faire, une démarche, un imaginaire, et vous faites l’effort de sortir de chez vous pour chercher un lieu d’exposition. D’abord, d’où venez-vous ? Si vous êtes un français de la classe moyenne, ce n’est pas si difficile : les institutions publiques, mairies, centres culturels des bons quartiers, sont ravies de bénéficier d’animations à bon compte, où vous pouvez montrer votre travail et le vendre. Vos prix se caleront naturellement sur le niveau de vie du public touché. Si vous êtes en France, mais issu d’un milieu défavorisé, ignorant des lieux et codes de l’art contemporain, ce sera plus compliqué : seule la chance pourra vous faire rencontre l’amateur influent qui vous présentera à un public solvable. Si vous êtes un tchétchène, un zimbabwéen, ou tout autre habitant de la planète à des années-lumière du milieu de l’art, même si vous avez un don exceptionnel pour transformer en œuvres bouleversantes les matériaux qui vous passent entre les mains, il y a un risque que votre production qui fait l’étonnement émerveillé ou inquiet de vos proches… en reste là. Déjà, on peut supposer que la valeur marchande d’une œuvre dépend moins de celle-ci que du marché où elle est proposée.
Revenons en France, et admettons que, lecteur de ce blog et donc pas tout à fait défavorisé, vous avez après quelques expositions fait le tour de votre public personnel. Vous vous tournez vers les organisateurs de salons. Vous découvrez qu’il en existe plusieurs sortes : ceux qui font porter leur effort sur la vente de stands, et qui acceptent après une sélection factice tout artiste qui paie sa place. Si le lieu est valorisant, votre travail se vendra néanmoins si c’est joliment fait et dans le goût de l’époque. Vous n’êtes pas là pour faire date dans l’histoire de l’art, mais pour vivre honnêtement de votre art, et voilà tout.
D’autres salons effectuent une sélection réelle, reconnue par le milieu professionnel. Là, vous pouvez espérer non seulement vendre, mais vous faire repérer par un vrai galeriste, qui ne fait pas juste de la location de murs, mais s’adresse à des amateurs avertis. Le prix de vos œuvres va évoluer selon différents paramètres : le plus déterminant étant le carnet d’adresses du galeriste. Celui qui a une clientèle de professions libérales, aisées mais pas milliardaires, ne fera pas monter vos œuvres au même prix que s’il s’appelait Gagosian. La cote du marchand détermine en premier lieu la cote du peintre.
Mais comment cette cote se détermine-t-elle ? C’est un processus complexe, où la qualité de l’art lui-même ne s’y retrouve pas forcément, mais où tous les ingrédients de la comédie humaine, le pouvoir et l’argent, les simples renvois d’ascenseur autant que la situation économique globale ont leur rôle à jouer.
De grands collectionneurs comme Pinault, Arnault, les milliardaires américains, chinois ou arabes, en mesure de créer des musées à eux seuls, sont d’abord grands par l’énormité de leurs moyens. On ne trouve dans leurs collections que des grands artistes, mais ces artistes sont aussi grands parce qu’ils figurent dans leurs collections. Pour être juste, certains le sont. Mais si j’expose un requin dans du formol au sein d’un Muséum d’histoire naturelle en province, sans la signature de Damien Hirst et sans l’appareil critique qui l’accompagne, ça vaut quoi ? Et les artistes chinois si cotés aujourd’hui le sont parce que la Chine abonde en grandes fortunes. Sous Mao, leur cote se serait comptées en années de camp de travail (l’arrestation et la mise au secret de Ai Weiwei montre que ce genre de cotation-là existe toujours, sans que les pétitions occidentales dérangent vraiment la vitalité du marché de l’art-business).
« L’art des affaires est l’étape qui suit les affaires de l’art » disait Warhol. Un Pinault ou un Arnault n’agissent pas seuls : ils sont entourés d’experts, de critiques, de conservateurs qui valident leurs choix. Non par complaisance, mais parce que la puissance d’un seigneur du business drape d’une autorité naturelle les choix esthétiques qui se forment par lui et autour de lui. On ne peut pas trouver d’artistes « ringards » dans ces hauts lieux, car la notion de ringardise ne peut affecter que ceux qui n’ont pas le pouvoir.
En fait chaque époque, et chaque milieu du plus prolétaire au plus huppé, du plus branché au plus plouc, génère son goût. Et le marché qui va avec. Le joli de bon ton comme le kitsch premier ou second degré, le spectaculaire, le scandale prévisible ou le chic minimaliste ont chacun leur public. Aujourd’hui, la tendance des œuvres ressemble à l’évolution économique : on trouve sur internet des petits formats originaux, bien faits, à des prix dérisoires pour le grand public des petits revenus ; des œuvres de taille moyenne pour les fortunes moyennes. Et au premier rang de la notoriété, des œuvres gigantesques pour des fortunes gigantesques. Ces œuvres-là se doivent d'être à la taille des institutions muséales qui en retour institutionnalisent leur valeur. Elles doivent aussi faire de l’audience par leur caractère spectaculaire, pour rentabiliser les musées. Enfin, elles servent de produit d’appel pour des déclinaisons d’œuvres dans un format plus raisonnable, avec un zéro de moins, pour les riches d’un rang inférieur, comme on trouve des Rolex à 20,000, ou à 200,000 euros.
Il est amusant alors de se rappeler certaines déclarations de Duchamp, si prisé des grands manitous de l’art contemporain : « le goût d’une époque n’est pas l’art d’une époque ». Ou : « Le grand ennemi de l’art, c’est le bon goût ». Et de mettre ces déclarations en regard des relations incestueuses entre l’art et le luxe aujourd’hui. Mais finalement, pourquoi accorde-t-on tant d’importance à la cote d’un artiste ? C’est une question d’argent, certes, mais pas que cela. Pour l’artiste d’abord, c’est la reconnaissance mesurable de son travail. Pour l’acheteur, c’est l’assurance de ne pas se tromper dans la valeur qu’il attribue à l’œuvre. Artiste connu ou inconnu, cadre moyen ou milliardaire, difficile de faire abstraction du jugement des autres.
Nous vivons aussi dans une société où la dimension économique prime sur tout le reste, et l’art n’y échappe pas. Sa valeur doit être mesurable en chiffres, et l’œuvre doit s’acheter et se vendre pour être reconnu en tant qu’art. D’ailleurs, en France le statut d’artiste s’obtient par le fait de vendre ses œuvres, pas seulement de les créer.
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Face à ce réalisme capitaliste parfois aussi pesant que le réalisme socialiste, on peut avoir envie de faire un pas de côté. Il y a tellement d’artistes, tellement de stratégies pour se faire connaître, pour se vendre, tellement de désir de reconnaissance partout qu’on ne s’entend plus crier « et moi, et moi et moi ».
Tiens, dans tous les stratagèmes pour se faire remarquer, peu d’artistes utilisent la décote ? Pourtant, si un grand nom de l’art contemporain se mettait tout à coup à brader ses œuvres, voilà qui constituerait un vrai beau scandale, plus fort que d’immerger un crucifix dans la pisse et le sang comme Serrano, ou autres provocations sans danger. Quel artiste vraiment sûr de lui, sûr de la force de son art, osera cette ultime transgression ?
Un artiste peut aussi avoir envie de se taire, de peindre en secret. « Les grands artistes de demain resteront cachés » (encore Duchamp !) Caprice d’enfant gâté de pays riche ? Pas seulement. « On pourrait très bien dire que l’art n’est pas obligé d’honorer le concept de propriété. Qu’il n’est pas fait pour être possédé, mais simplement pour être. » (John Updike)
On peut avoir aussi envie d’échanger avec le public, mais sur un mode différent : un siècle après les Ready-made, passer au Do it yourself comme l’artiste brésilien Vik Muniz qui entreprend des portraits géants de « catadores », réalisés avec leur aide et au moyen des ordures qu’ils trient, pour en faire des photos qu’il vend ensuite à leur profit (voir le film : Waste Land). A un journaliste qui lui demande : « et vous, vous n'avez pas besoin d'argent pour vivre ? » Il répond : « moi, la vente de mes photos me rapporte plus que ce dont j'ai besoin pour vivre. Les « catadores » m'ont apporté autre chose que de l'argent (…) j'ai trouvé mon rôle dans la société brésilienne. La philanthropie est une sublime expression de l'égocentrisme, ne soyons pas hypocrite ! Ça me fait me sentir important. »
Finalement, la cote d’un artiste comme Vik Muniz, a transformé l’argent produit par la vente de photos… en maisons et équipements de quartier pour les « catadores » : La force et la beauté de ses œuvres est allé jusqu’à embellir et fortifier la vie des personnes photographiées.
Cote d’amour ou cote boursière, un artiste a une valeur. Il peut avoir aussi des valeurs. Et c’est quoi l’important ? Ni l’une, ni les autres. Car ce qui fait l’art ne se trouve ni dans l’économie, ni dans le pouvoir, ni dans la morale. Mais dans l’art.
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