« - Je recherche la beauté des lieux par leur lumière ou leurs couleurs. » C’est ainsi que Thomas Jorion présente… des scènes de ruines et d’abandon. En Italie, voici la vue de quelque chose qui ressemble à un temple ou un palais calciné ; mais non, il s’agit simplement d’une cimenterie désaffectée. Quelques photos plus loin, une somptueuse villa, mais abandonnée, dévastée. Ailleurs, en Allemagne, voilà un terrain de basket où le plancher, rongé d’humidité, s’est soulevé en vagues immobiles. Autre image forte, la « salle des pendus », vestiaire d’une mine de charbon arrêtée, qui ressemble à un théâtre de marionnettes pour géants disparus. Puis, beaucoup plus loin, au Japon, on découvre un hôtel tenu par la poussière, où ne descendent plus que les courants d’air ; un bowling sous les bombes – Vous divaguez, il ne s’agit que de boules oubliées sur le sol. Le voyage continue. Après l’Europe et le Japon, les Etats-Unis. Illinois, Michigan, Pennsylvanie, Tennessee, Connecticut… D’état en état, un chapelet de décombres, des théâtres aussi bien que des usines, des immeubles de bureau comme des tombeaux pharaoniques, après pillage. Aucune présence humaine. Le spectateur de ces images, seul devant chacun de ces magnifiques documents, peut se faire peur. Et se demander s’il n’est pas l’unique survivant d’une guerre dont il n’a pas entendu parler.
Une guerre ? Quelle guerre ? Peut-être tout simplement la guerre économique. En Europe, au Japon, aux Etats-Unis, nous ne sommes pas sous les bombes, mais même sans raids aériens (des raids boursiers suffisent), des villes entières, leurs industries, leurs bureaux, leurs hôtels, et même leurs lieux de culte, sont évacués, vidés, détruits. On ne sait pas si les habitants sont détruits aussi, mais en regardant ces photos, on s’inquiète pour eux.
Oui, Thomas Jorion pourrait avoir quelque chose d’un correspondant de guerre. Mais ses photos pourtant nous emmènent dans un ailleurs étrangement paisible. La guerre économique est une chose, la calme beauté des ruines en est une autre, comme bien des peintres auquel il se réfère en ont témoigné avant lui : François de Nomé, Piranèse, Hubert Robert… La vanité, les vanités, du pouvoir, de l’argent, de la fièvre bâtisseuse, des rêves de grandeur, du temps qui passe et balaie chacun inexorablement, riche ou pauvre, faible ou fort, tout cela est présent en filigrane dans chacune de ces photos, qu’il a réunies dans un livre qui fait rêver : « Îlots intemporels ».
Curieusement, sur son site internet, il parle d’îlots temporels. Alors, temporels ou intemporels ? Images du passé, ou annonciatrices de notre futur ? Thomas Jorion ne répond pas à notre place. Et c’est pour cela que ses photos ne nous plombent pas. Elles ne jouent pas sur la corde sensible du « dépressivement correct », elles rendent à l’âme du spectateur sa liberté de s’envoler loin des violences de la condition humaine, pour en découvrir la fragilité. Et la beauté de cette fragilité.
Article publié dans ARTENSION, janvier-février 2011
Le livre : Îlots intemporels (32 €)
voir aussi : www.thomasjorion.com