C’est extrêmement fatigant d’être paresseux, cela me demande un effort de tous les instants. D’abord, injustement, c’est mal vu. Mais par exemple, si au lieu d’être un français de la vieille Europe vivant comme un nanti sur mes avantages acquis, j’étais un américain néo-conservateur, ambitieux et combatif, j’aurais peut-être moi aussi envahi l’Irak, et cela aurait fait beaucoup de dégâts. Donc, j’ai bien fait d’être paresseux. De toute façon je ne suis qu’artiste peintre, et même si j’avais voulu, je n’aurais jamais pu envahir l’Irak.
Évidemment, du fait de ma paresse, j’ai une vie incroyablement frugale et dure : sans 4X4, sans écran plasma, mon téléphone n’est même pas de 3e génération. Mais je tiens bon quand même, parce qu’il y a la faim dans le monde et ça aide à relativiser.
Je ne suis pas paresseux par nature, ni par plaisir, mais par militantisme : mon métier, donc, c’est peintre. Il existe déjà des milliers de peintres, des milliers d’expositions de millions de peintures. Je ne voudrais pas encombrer encore. Aussi je peins lentement, avec peu de matériaux sur des formats pas trop grands. Le seul format dont la dimension m’importe, c’est le temps. Je préfère peindre longtemps sur un petit format que vite sur un grand. Je préfère regarder longtemps une peinture que vite plein de peintures. Je préfère passer plus de temps à peindre qu’à chercher des débouchés pour ma peinture, c’est un choix égoïste et absurde, mais c’est mon style de peintre. J’ai trouvé mon style. Ça ne gagne pas beaucoup si je compte en banque, mais si je compte en temps, je suis content.
Bien sûr, ce n’est pas si simple. Parfois, au détour d’un coup de pinceau, surgit un doute métaphysique : je me demande quel est le sens de la vie. Certains jours, je le cherche partout, le sens de la vie. J’étais sûr de l’avoir rangé là, dans mon atelier, et voilà, je ne le retrouve pas. Dans ce cas, pas d’énervement, je regarde le dernier attentat suicide aux infos et je me dis : pas retrouvé mon sens de la vie ? C’est vraiment que j’ai mal cherché.
Mon effort pour être paresseux tient aussi à mes préoccupations écologiques. Ça tombe bien, parce qu’on parle beaucoup d’écologie en ce moment. Sans rien faire, me voilà dans le mouvement. N’empêche que, moins je travaille, et moins je réchauffe la planète. La difficulté est de trouver la limite. Si je ne fais vraiment rien, c’est un petit peu mortel. Alors je fais un minimum, avec un brin de papier, quelques doigts de peinture et beaucoup de produits de récupération. C’est aussi pour ça que j’ai entrepris de bâtir la Fondation Veeska. Elle n’existe qu’en imagination, et l’imagination n’émet pas de CO2.
Avec tout ça, de quoi je vis ? Puisqu’il faut bien produire quelque chose, je fabrique et je vends des peintures, mais aussi des idées de peinture. Ces peintures que vous m’achetez à l’état d’idées, c’est celle que vous devez faire vous-même en cours ou en stages. Mais ce faisant, en plus d’emporter le tableau que vous avez composé, vous avez passé du temps agréablement peut-être ? Si j’osais (mais non) je me verrais comme un bienfaiteur de l’humanité. Vous aussi, vous êtes un bienfaiteur d’au moins un six-milliardième de l’humanité quand vous vous faites plaisir sans nuire à personne, alors ?
Je suis paresseux, mais j’aime quand même très fort tous ces gens qui travaillent pour produire de la beauté, de la santé, de l’éducation, ce genre de choses. Néanmoins, j’invite instamment certaines catégories de personnels à découvrir les bienfaits de la paresse. Je pense à ceux qui dépassent allègrement les 35 heures pour alimenter les infos à coup de guerres et d’attentats, de raids boursiers assortis de plans sociaux, tout ce genre d’actions qu’on fait quand on n’a pas appris le bonheur d’une bonne sieste (amoureuse pourquoi pas ?) entre deux coups de pinceaux. Faites passer : cours de peinture gratuit sans limite de temps pour tous ces malheureux, à condition qu’ils me rendent leurs kalachnikovs, leurs hélicoptères de combats, et leurs stock-options. Ensemble, on en fera un musée.
Et moi, pendant tout le temps que j’ai passé à écrire ce texte, je n’ai rien produit d’autre. Merci quand même à ceux qui ont construit la maison où j’écris, produit la nourriture que je vais manger tout à l’heure et fabriqué les vêtements que je porte. En dehors des questions d’argent, de cote, peut-être qu’un bon critère d’évaluation pour les artistes serait celui-là : est-ce que leurs œuvres sont assez essentielles pour mériter qu’on leur dise, à eux aussi, « merci » ?
Il faut en France beaucoup de fermeté et une grande étendue d’esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir à demeurer chez soi à ne rien faire. Personne presque n’a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fond pour remplir le vide du temps, sans ce que le vulgaire appelle des affaires.
Il ne manque à l’oisiveté du sage qu’un meilleur nom ; et que méditer, parler, lire et être tranquille s’appelât travailler.
Réédition d'un texte écrit en février 2007, paru dans le "Manuel de survie pour l'Artiste" réédité récemment.
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