Pourtant, il m’arrive d’être attiré par les stands où l'on trouve des vieux journaux, des photos, des lettres. Et voici deux ans, au mois d’août, je me suis arrêté devant une grosse caisse en carton apparemment remplie de cahiers d'écolier. J'ai ouvert le premier cahier, couvert d'une écriture ronde et scolaire. J'en ai lu quelques lignes qui m'ont intrigué, amusé. J'ai ouvert un deuxième cahier puis fouillé un peu la pile pour y trouver dessous des feuillets dactylographiées, d'autres imprimés au moyen des imprimantes à aiguille telles qu’il en existait dans les années 80. J'ai parcouru des fragments de-ci de-là.
J'ai demandé à la personne qui tenait le stand combien elle demandait pour cette caisse. Elle a paru surprise de ma demande. La caisse était en effet reléguée dans un coin proche des poubelles, mais elle m'a juste dit : cinq euros. … Et si vous voulez, j’ai un deuxième carton rempli de papiers, et aussi une valise avec plein de lettres. Cinq euros le tout. Je lui ai demandé de mettre les deux caisses et la valise de côté le temps que j'aille rapprocher ma voiture. Elle a baragouiné un oui mitigé, l'air sceptique. Et a paru surprise quand je suis revenu avec mon billet de cinq euros pour emporter tout ce bazar.
J’avais conscience de faire quelque chose de moyennement pertinent, comme donner cinq euros à quelqu’un pour évacuer ses poubelles, mais je ne risquais pas grand-chose, à part cette modeste somme et quelques minutes à trimballer trois paquets bien lourds pour un détour superflu chez moi avant de leur faire rejoindre le tri sélectif. Arrivé dans la location où je passais quelques jours en solitaire en ce mois d'août 2018, j'ai commencé à explorer plus attentivement le contenu des deux caisses et de la valise.
J'étais plutôt content de mon acquisition. Il y avait un peu de tout : des cahiers de classe au nom d’Hélène Grenier (pour des documents dénichés dans un vide-greniers !), mais aussi des fragments de journaux intimes, des textes plus ou moins bizarres (des bouts de romans inachevés ?) des récits de vacances, des essais sur l’art, la politique, des poèmes parfois prosaïques, des contes et même des comptes. Tout était mélangé. Je ne savais pas trop quoi penser de ce fatras d'écriture qui sentait la poussière, mais ça ne me laissait pas indifférent.
Cela dit, de retour chez moi, j’ai trouvé un recoin pour poser ces deux cartons et cette valise et, repris par mes activités habituelles, je les ai oubliés. Mais, avec la période de confinement survenue de mars à mai 2020, je me suis retrouvé à court de lecture, médiathèques et librairies fermées. J’ai commencé à explorer mes étagères à la recherche de livres à relire et je suis tombé sur ces acquisitions oubliées.
J’ai donc repris mes investigations : sans arriver à situer précisément ces écrits dans le temps, ils me paraissent s’étendre sur plusieurs décennies, depuis au moins les années 60. Je pense que j’ai affaire à une contemporaine, née comme moi dans les années 50. Je suis allé chercher sur internet à quoi renvoit le nom « Hélène Grenier », et j’ai trouvé une notice Wikipédia à propos d’une bibliothécaire québécoise, manifestement sans rapport avec « mon » Hélène Grenier ; ainsi que nombre d’autres personnes se nommant ainsi. C’est, semble-t-il, un nom très courant. Les caisses contiennent aussi quelques photos, adultes et enfants, mais rien qui permette de donner un visage à cette femme.
Je me sens perplexe devant ce travail perdu, abandonné, tous ces manuscrits ou tapuscrits. Je me demande si cette Hélène Grenier est encore vivante, et pourquoi ses écrits ont échoué dans ce vide-greniers : grand ménage ? Déménagement ? Succession ? Après en avoir lu quelques pages, et même de nombreuses pages, un curieux sentiment a fini par m’envahir : le sentiment d’être devenu responsable d’Hélène Grenier.
J’ai commencé à faire un peu de tri dans ses affaires, à recopier certains cahiers, assez facilement grâce à la dictée vocale sur l’ordinateur. Mais en même temps, je me sens victime d’une emprise (consentante ?) qui m’engage dans une direction bizarre : pourquoi consacrer tout ce temps à cette inconnue ? En effet, je suis peintre, j’enseigne la peinture, j’écris aussi un peu. J’ai bien d’autres occupations qui attendent. Si Hélène Grenier, encore vivante, a jeté elle-même tous ces documents, qu’est-ce qui me pousse à les lire, les classer, les enregistrer ? D’autant plus que la tâche me paraît quasi impossible à mener à bien, avec des centaines, voire des milliers de pages. Et d’ailleurs, qu’est-ce qui m’autorise à le faire ?
Je l’ignore, mais peut-être que tout simplement, j’aime recopier des textes comme d’autres font des coloriages : je remplis des surfaces de papier avec des phrases écrites par d’autres, ce qui est très reposant. Je dois avouer que j’ai aimé quelques-uns des textes d’Hélène Grenier. À la réflexion, il est probable qu’elle ne soit plus de ce monde, car si elle avait voulu se débarrasser de ses écrits, elle les aurait jeté à la poubelle et je ne les aurais pas retrouvé dans un vide-greniers. Il est aussi plus que probable, certain, que je n’aurai pas le temps de tout recopier ce qu’elle a écrit, que je n’accorde qu’un sursis à toutes ces pages. Un sursis qui vaut pour moi aussi, et pour le lecteur, qui finira par disparaître lui aussi.
Mais en attendant ce temps lointain, ou pas, je me suis donné cette mission de partager quelques-unes de ces pages abandonnées, que j’ai recueillies avec attention, et circonspection.
Pour prendre connaissance des premiers écrits d'Hélène Grenier, cliquez ici