Maman est pudique, mais un jour je la surprends en train de donner le sein à Luc : je ressens ça comme une trahison : pourquoi lui, et pas moi ? Et aussi, une autre question : papa n’a pas de seins apparemment, tout comme moi. En moi-même, je me promets d’être vigilante plus tard, pour ne pas risquer d’être privée de seins à l’âge adulte, comme Papa.
Papa s’absente parfois une semaine entière pour son travail. Alors ces nuits-là, je me faufile dans le lit de maman. Parfois, je me demande ce qu’elle lui trouve. Il est moins beau qu’elle, et surtout, surtout, il n’a pas de seins. Je l’aime bien, mais il me gêne quand il est avec maman.
Et puis un jour, une après-midi où il est revenu à la maison, je dois avoir cinq ans. Par hasard, par maladresse, j’entrouvre la porte de la chambre parentale. Il pleure, il est en chemise de nuit et j’aperçois furtivement son sexe. Il pleure et maman est penchée sur lui, tourmentée, tentant de le faire se ressaisir, ou le consolant, je ne sais plus. Il a l’air pitoyable. Mon papa, c’est cet homme abattu, laid et triste que je surprends nu. Voilà. Je commence à comprendre cette maladie secrète et jamais nommée qui le fait souvent partir en retard au travail, et revenir sans y être arrivé, cette maladie qui le fait rester couché toute la journée. Sa maladie n’est pas nommée. Il est malade. Alors nous allons devenir pauvres. Moi j’économiserai mes habits. Je stockerai des morceaux de chocolat. Je ferai attention à tout. Pour aider. Sans le dire.
Jusqu’à cette après-midi, je crois que le monde est beau, parfait, avec deux divinités proches et rassurantes : papa, maman. Mais ce jour-là, je craque le décor par mégarde, je vois derrière que le monde est menaçant, que mes dieux sont faibles, et que je dois faire attention. On ne me l’a pas dit, je le découvre toute seule. Ça m’a aidé à devenir une adulte angoissée. Je ne lui en veux pas. J’y serai peut-être parvenue moi-même par d’autres moyens.
Catéchisme, leçons de morale, bons sentiments. À cette époque, j’en suis devenue une consommatrice enthousiaste. Ça accompagne bien toutes les tristesses qui se présentent. Bonne petite catholique appliquée. Avec de jolis succès à l’école primaire, petite école paroissiale avec des maîtresses gentilles.
u
Bonne fille sage, mais j’ai quand même le souvenir d’avoir assommé un petit voisin de six ans. Nous jouons au parc. Je suis face à lui. Je ramasse un gros caillou, et le garçon plus grand et plus fort que moi me met au défi : « tu n’es pas cap’ de le lancer sur moi ! ». Je comprends : « tu n’es pas assez forte pour lancer ce gros caillou ». Mais je pense à part moi : « bien sûr que si, c’est facile ». Et je lui lance de toutes mes forces le caillou à la figure. Il se retrouve avec le visage en sang. Je suis étonnée. J’estime que c’est le lui le fautif, parce qu’il m’a dit de faire quelque chose qu’il ne fallait pas faire.
Episode précédent : La naissance du petit frère