À l’âge de dix ans, on m’inscrit dans un collège catholique, où bien loin des gentillesses de mon école paroissiale, j’approfondis ma connaissance des côtés désolants de la vie. Jusque-là, j’ai rencontré plutôt des Grandes Personnes inspirant confiance et respect. Les Grandes Personnes savent, elles sont belles, fortes et justes. À partir du collège, je pénètre dans le monde des adultes bêtes, injustes, mesquines, manipulatrices des esprits et des chairs fraîches, vivant dans un univers sombre, sale, avec des violences et des haines de petites cheffesses, l’indifférence, et puis encore la tristesse. Sept années studieuses pour m’imprégner de tout cela, à m’en rendre malade.
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Pour cette inscription au collège, on me dit que j’ai réussi l’entrée d’examen en 6e avec brio. « – C’est qui, Brio ? » je demande. On rit, et je suis vexée. Je sens aussi que j’approche d’un autre monde, plus dur, plus grand. Mais j’ai confiance.
Pour aller à l’école, je dois maintenant prendre le train à l’aller, et le métro au retour. Le ticket de train est à 15 centimes, celui de métro à 18,50 centimes. Je dois bien noter tout ça. Pour mes premiers trajets, maman m’accompagne, puis me confie à la garde de grandes de 4e qui sont nos voisines. À ma surprise inquiète, les grandes descendent sur la voie et mettent une pièce de deux centimes sur le rail pour qu’elle soit aplatie au passage du train. Je me fais du souci, j’ai peur que cela provoque un déraillement. Je surveille avec appréhension l’arrivée de la grosse locomotive à vapeur, noire, impressionnante. Mais tout se passe bien, et je suis fière d’accompagner ces grandes filles audacieuses.
L’accès aux wagons est difficile, les marches très hautes. Il y a beaucoup de monde et je dois me serrer avec mon cartable parmi la foule des adultes. Je ne suis pas habituée à cette promiscuité un peu sale, mais je comprends que c’est le début d’autre chose. Le train s’arrête entre autres à une station « Bel-Air », mais c’est une station enfumée et grise qui donne sur des dos sales d’immeubles. Bizarre. Mais j’ai confiance, tout s’est bien passé dans ma vie jusque-là. C’est ensuite la bousculade à la sortie de la gare, puis je dois contourner la grande place embouteillée, me laisser porter par le flot de piétons pressés, pour arriver à l’Ecole Notre-Dame-des-Sept-Douleurs.
L’entrée se fait en passant sous un porche aux vieilles pierres noires de suie, qui donne sur une petite cour où flottent odeurs de cantine et de javel. Beaucoup de gens vont et viennent, élèves, professeurs, sœurs en habit. Je me sens un peu perdue mais, tous les sens en alerte, l’estomac noué, j’avance vaillamment vers la grande cour et les classes au-delà, précédée, protégée par mes accompagnatrices courageuses. Mais elles retrouvent des copines et leur classe, me plantent là, et je cherche la mienne le cœur battant, me voilà soudain dans le rang des 6e2, au milieu de camarades inconnues.
6e2, professeure principale Mme Muller. Il fait froid, ou j’ai froid. Je suis intimidée par cette grande école, cette foule d’élèves pour la plupart plus grandes que moi puisque j’ai un an d’avance, plus grandes et plus délurées. Je ne me sens pas à l’aise, mes grandes voisines ont rejoint leur propre classe, je suis sans protection. Je suis malheureusement habituée à être aimée, je suis malencontreusement souriante. Mon sourire, là, est un peu figé, mais je souris quand même. À l’entrée dans la salle de classe, j’ai l’impression d’être à l’étranger. Mon sourire tient toujours, je veux bien faire, j’ai toujours été une bonne élève, c’est ma nature. J’ai l’habitude d’être aimée, mais avec Mme Muller, je vais devoir renoncer à cette habitude.
Mme Muller, professeure principale à l’Ecole des sœurs de Notre-Dame-des-Sept-Douleurs, est une femme raide, chignon noir corbeau, et apparemment elle n’apprécie pas qu’une gamine de dix ans la regarde avec une attention souriante de bonne élève gentille. Ce sourire l’énerve, mais comme c’est la première fois que j’énerve une adulte sans le faire exprès, je suis désemparée. La bonne élève gentille devient triste. D’une année à l’autre, de la 7e à la 6e, je multiplie les apprentissages : j’aimais l’écriture, la lecture, le calcul, l’histoire, la géographie, les leçons de choses. On m’enseigne la laideur, la bêtise, la méchanceté, l’ennui.
Donc une gamine de dix ans, bonne élève, paisible, enjouée et confiante devient en quelques jours, quelques petites semaines, tourmentée, profondément triste. Madame Muller a mis au pas cette petite effrontée qui n’a pas compris que dans sa classe, la joie n’est pas admise. Sans doute que pour cette dame, la vie n’a été qu’une vallée de larmes, et elle transmet. Mais je n’ai que dix ans, et je ne comprends pas. Maman finit par se rendre compte que quelque chose ne va pas. Elle essaie de me faire parler mais à chaque parole qui tente de sortir, ce sont des hoquets et des larmes qui se bousculent à la place. Alors elle me propose : si tu n’arrives pas à le dire, écris-le. Je l’écris, une page d’écriture serrée et fébrile, et je me sens soudain tellement mieux.
(Plusieurs dizaines d'années plus tard, j’ai encore les larmes aux yeux à l’évocation de ce souvenir, tout en souriant de la capacité de persistance de telles émotions.)
Maman lit ma lettre, hoche la tête, la montre à papa qui hoche la tête aussi. Ils m’annoncent qu’ils vont en parler à ma professeure. Après le harcèlement moral, que j’ai découvert bien avant que l’expression soit créée, je savoure l’agréable indifférence – sans percevoir ce qu’elle a d’ostensible – que manifeste ma malheureuse persécutrice. Et mon caractère rêveur va s’épanouir là, au risque de me faire légèrement dériver des exigences scolaires.