Je me rendais compte que la vie (la mienne ou n’importe quelle autre) était une succession de jours et de nuits, de travail et de repos, de rencontres et de conversations, de plaisirs et de désagréments parfois appelés « événements » ; une accumulation désordonnée d’impressions, de scènes et d’images dont une infime partie seulement se fixait en nous (et encore, on ne sait trop comment ni pourquoi) ; un flot ininterrompu, nous harcelant sans répit, de sentiments et de pensées, de vagues souvenirs du passé et de spéculations confuses sur l’avenir.
C’est ainsi que j’ai toujours vécu moi-même, en m’intéressant seulement à ce qui apporte amour et joie.
La vie, désolante de médiocrité, et si complexe malgré sa banalité.
Suite des souvenirs d'Eve Adam, en réalité Christine Adam, écrivant sous le pseudonyme d'Hélène Grenier.
Les quatre filles n’ont pas de copains, et nous fantasmons beaucoup. Je me souviens de l’invention de l’«hommier», réserve imaginaire où nous « stockons » tous les beaux garçons proches ou lointains qui nous font de l’effet. Mais sans rien en laisser paraître aux autres, ni vraiment à moi-même, je fantasme aussi sur les filles, et je rencontre dans mes rêveries de solides jeunes femmes aux formes généreuses qui me prennent dans leur bras ; ou inversement, de toutes jeunes filles plus frêles que moi, que je console et câline. Je me revois avec les autres en train de rôder lors d’une soirée du 15 août, jour de fête nationale au Portugal, regardant de loin une piste de danse où tournoient de jeunes portugais et portugaises, piste encadrée par des gardes civils en arme. Nous sommes étrangères, et nous le sentons bien.
Isabelle, qui comme Catherine est d’abord l’amie de Nicole, souffre du divorce de ses parents. Fille unique, elle est très affectée par le désarroi de sa mère que son père vient de quitter pour une autre. Je me souviens de ses crises dépressives, que Nicole essaie avec difficulté et embarras de calmer. Entre nos chahuts de gamines en goguette, et ces épisodes dépressifs d’Isabelle, les jours se suivent, de plus en plus émaillés par d’autres problèmes plus concrets : les ennuis mécaniques de la valeureuse Simca 900. Sans doute que la vérification des niveaux d’eau ou d’huile ne fait pas partie de nos priorités, et la voiture manifeste bruyamment ses douleurs. « – Vous entendez les cigales ? – Euh, j’ai l’impression que ce ne sont pas les cigales, c’est plutôt le moteur qui fait un drôle de bruit. » Une première panne, une deuxième quelques jours plus tard. Au gré des pannes, les campements se font moins bucoliques, car ils s’improvisent là où la voiture s’arrête. Une fois, c’est aux abords d’un gros bourg. Il fait sombre, car il n’y a aucun éclairage public et la lune éclaire peu. Nous nous installons au jugé dans un champ en bord de route. Ça ne sent pas très bon, et on n’y voit goutte. Au milieu de la nuit, réveillées par de menues cavalcades, nous découvrons à la lueur des lampes-torche que nous sommes entourées d’un grouillement de rats fouinant dans nos affaires. Pour les éloigner, nous faisons du tapage et jetons notre nourriture à l’écart de notre campement. Nous réalisons que nous sommes installées aux abords d’une décharge.
Une autre panne par une nuit sans lune, et donc particulièrement obscure, nous contraint à nous installer à tâtons sur un bout de terrain particulièrement inconfortable. Nous ne sommes pas très éloignées de Porto visité la veille (souvenirs succincts : rues pavées en forte pente, bruyants tramways, impression de pauvreté). Le bruit à l’aube nous réveillera après une trop courte nuit : le maigre triangle d’herbe où nous avons posé nos sacs de couchage est cerné par un aéroport, et un des rares échangeurs routiers du Portugal.
Quelques jours plus tard, au cours d’une promenade, une troisième panne s’avère définitive. Moteur hors service. La voiture doit être abandonnée dans une petite ville. C’est la fin de l’après-midi. Problème : nous avons établi notre campement à trente-cinq kilomètres de là. Il va falloir le rejoindre à pied, en emportant toutes les affaires contenues dans notre véhicule pour ne pas nous les faire voler, soit des sacs plastiques remplis en vrac d’objets divers, d’appareils photo, etc. Le soleil est moins fort à cette heure-là, mais quand même. Nous manquons d’eau, et marchons en silence pour nous économiser, économiser notre salive. Et ça monte. Au cours de la traversée d’un village, nous passons au milieu d’une noce. Les invités, stupéfaits de l’arrivée de quatre filles seules, nous invitent gaiement, mais nous sommes fatiguées, sales, poussiéreuses et nous avons hâte d’arriver à notre camp. Au moins, nous faisons provision d’eau, puis continuons notre marche, toujours en montant.
D’après notre carte, nous pouvons raccourcir notre parcours en traversant une vaste propriété privée. Nous n’hésitons pas à nous introduire dans le parc de cette propriété, mais soudain, des chiens se ruent vers nous, heureusement suivis de jeunes portugais et portugaises qui nous abordent avec bienveillance. Il s’agit des enfants des propriétaires, qui nous invitent chez eux. Nous nous retrouvons à deviser agréablement en français dans le salon cossu et empesé d’un grand manoir. On nous demande ce que nous voulons boire, et une soubrette ouvre un immense placard qui cache un nombre impressionnant de bouteilles de toutes formes et de toutes couleurs. Je me souviens d’un whisky servi dans une bouteille énorme (quinze litres, «Nabuchodonosor ?») avec pour bouchon une tête de cheval blanc. Mais nous préférons de l’eau. La conversation aborde à mots couverts des questions politiques. Bien qu’appartenant à la classe privilégiée, nos hôtes ne portent pas dans leur cœur le gouvernement. Ils avouent qu’ils n’osent pas s’exprimer en général, tant il y a un risque de mouchards, même au sein des familles. Ils critiquent le service militaire qui dure quatre ans, envoie les jeunes en Angola, et dont la durée d’engagement peut être renouvelée jusqu’à quatre fois. Soit seize ans obligatoires, dans l’arbitraire le plus total. Cinq ans plus tard, la « révolution des œillets » partira justement de l’armée, et de l’Angola…
La conversation est soudain interrompue par le chef de famille, qui nous invite à passer à table. Le repas est servi de façon très formelle, avec un grand déploiement de vaisselle : porcelaine, argent, cristal, etc. L’assemblée est nombreuse, parents, grands-parents, enfants. Un personnel fourni – pas moins de cinq personnes – revêtu de son habit de service s’active autour de la table. Nous, quatre jeunes françaises transpirantes dans nos shorts et chemisiers fatigués, nous sentons à l’aise au côté de ces grands bourgeois sympathiques qui se sont habillés pour le dîner. Au cours de la conversation, je remarque accrochés au mur des colliers de chiens munis de piques redoutables. Je demande ce que c’est : « - C’est pour éviter que nos chiens de bergers se fasse égorger par les loups qui sévissent dans la Serra da Estrela. » Problème : c’est justement là que nous avons établi notre campement, loin de toute habitation, entre les quatre murs sans toit d’une bergerie abandonnée.
Au moment de partir, nos hôtes, qui sont des industriels de la conserve, insistent pour que nous emportions une provision de boîtes avec eux, en cadeau. C’est très gentil, nous acceptons volontiers, mais cela ne nous allège pas pour le reste du chemin à faire. La nuit est tombée depuis longtemps, et il reste encore sept ou huit kilomètres à parcourir. Mais ce parcours pourrait être abrégé en ne contournant pas un lac de barrage qui fait obstacle jusqu’à notre campement. Le barrage est là, devant nous, faiblement éclairé par une lune voilée. Sur la moitié de sa longueur, il comporte un chemin bétonné qui s’interrompt, pour laisser la place au déversoir deux mètres plus bas. Mais celui-ci, c’est sa fonction, est traversé par un puissant courant d’eau qui tombe ensuite tout en bas du barrage, dans la rivière. Nous hésitons à sauter sur ce pan arrondi, incliné et glissant, heureusement assez large. Mais la perspective de s’éviter trois kilomètres de marche nous décide à tenter le coup. Nicole saute la première avec les mains libres, en ayant confié tous ses sacs aux autres. Puis elle les récupère et franchit avec précaution le passage délicat. Une par une, nous arrivons saines et sauves de l’autre côté.
Parvenues à la bergerie, nous réunissons des grosses pierres et des planches abandonnées là, pour nous barricader tant bien que mal. Nous entendons, ou croyons entendre, des hurlements de loups au loin. Se détachant sur le ciel sombre, des chauves-souris planent au-dessus de nous. Malgré la fatigue, le sommeil est difficile à venir.
Le matin, nous devons prendre des décisions par rapport à notre voyage. N’ayant plus de voiture, il nous faut appeler l’assurance pour obtenir notre rapatriement. Le contact avec l’assureur est obtenu sans difficultés : nous allons recevoir par courrier postal des billets de wagons-lits première classe pour revenir en France, et notre voiture sera rapatriée plus tard, par train également, ou abandonnée à la casse sur place. Voilà, tout s’arrange. Pour fêter ça, nous décidons de claquer nos derniers escudos (sur un budget mis à mal par les pannes à répétition de la Simca) en nous offrant un banquet dans une posada. En 1969, pour le prix d’un boui-boui, on peut s’offrir au Portugal (ou en Espagne) un restaurant de première catégorie. Habillées en routardes, nous nous retrouvons autour d’une table ronde richement dressée, et un maître d’hôtel vient prendre cérémonieusement notre commande. Aux tables voisines, je remarque une famille bcbg, un couple avec deux enfants modèles endimanchés qui nous regardent à la dérobée d’un air circonspect. En attendant les plats, nous avons l’idée d’utiliser les toilettes du restaurant pour nous récurer de fond en comble, nous en avons bien besoin. Nous quittons donc deux par deux la table pour nous enfermer dans les toilettes en bloquant la porte d’accès ; nous nous mettons en petite culotte et nous entreprenons de nous débarbouiller intégralement dans ces lavabos juste prévus pour se laver les mains au sortir des WC. Un petit problème se présente, nous n’avons pour nous sécher à tour de rôle que l’essuie-mains qui se trouve là, et nous revenons nous attabler un peu mouillées.
Après ce dîner gastronomique, copieux et bien arrosé, nous retournons à pied dans notre campement à la belle étoile, dans un champ aux abords de la petite ville. Et le lendemain, reposées et tranquilles, nous nous rendons à la poste, assurées d’y trouver nos billets de train. Mais déception, rien n’est arrivé. Il va falloir attendre le lendemain. Avec un souci : il ne nous reste pas un centime pour acheter de quoi manger. Nous faisons l’inventaire de ce qui nous reste : une petite boîte d’anchois aux câpres, et un quignon de pain sec. Il va falloir tenir la journée à quatre avec ça.
Un jour, deux jours, trois, quatre, cinq. Les billets mettent cinq jours à arriver. Je ne me souviens pas clairement de comment nous avons fait pour tenir tous ces jours sans provisions et sans argent. Petites filles riches mais imprévoyantes, nous avons eu faim.
Enfin nous gagnons la gare. Un train arrive, mais ce n’est pas le bon. Nous nous rendons compte que nous nous sommes trompées d’horaire. Le train que nous devons prendre ne passe qu’une fois par jour, et donc le prochain s’annonce dans vingt-quatre heures. Regardant une carte du Portugal, nous décidons de monter dans un autre train qui par un détour, rejoint une autre ligne et nous avance. Avec nos billets de wagons-lits de première classe, nous finissons par nous retrouver dans de vieux wagons inconfortables et bondés de deuxième classe, en compagnie de travailleurs portugais se rendant en France. Des gardes civils, mitraillettes en bandoulière, passent et contrôlent les billets et les papiers. À notre grande surprise, nous nous voyons signifier que nos billets (de première classe) ne nous permettent pas de rester dans ce train-là. Les gardes nous réclament un supplément que nous sommes incapables de payer. Après coup, je suppose que ces militaires étaient convaincus que quatre jeunes françaises voyageant ensemble avaient forcément de l’argent, et réclamaient simplement un bakchich. Dépités de ne rien obtenir, les gardes font stopper le train dans une gare minuscule au milieu de nulle part et nous débarquent. Nous nous regardons en nous demandant quoi faire. C’est alors que par la fenêtre du train, des travailleurs migrants nous hèlent en français. Ils nous font signe de remonter dans le wagon. Apparemment, ils ont payé pour nous ce que les gardes exigeaient. Ils sont amicaux, et pas du tout entreprenants comme on aurait pu l’imaginer. Plutôt paternels, ils nous offrent de partager leurs provisions. Nous sommes gênées de tant de gentillesse et de générosité. En même temps, malgré la faim, nous avons un peu de mal avec la morue salée qui nous est généreusement proposée.
Le voyage au total durera cinquante-six heures. À l’arrivée à Paris, nous nous promettons de nous retrouver dès le lendemain pour un banquet et oublier gaiement ces jours de jeûne contraint. Dans un restaurant italien, nous commandons d’énormes pizzas, les dévorons des yeux et, en quelques bouchées, nos estomacs rétrécis disent stop. Gamines gâtées de la société de consommation récente, nous avons juste effleuré la difficulté d’être sans argent dans un pays pauvre, et nous n’avons que des souvenirs joyeux de nos mésaventures sans gravité.
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