Si l’on cherchait le pire lieu commun concernant les arts plastiques, on le trouverait dans cette étrange idée qu’une œuvre se ressent d’emblée, sans recul et sans réflexion.
Au sens le plus haut, le mystère de l’art subsiste au-delà de nos connaissances les plus détaillées ; et à ce niveau-là, les lumières de l’intellect s’évanouissent piteusement.
Ces deux citations contradictoires, l’une d’un critique et l’autre d’un artiste, me paraissent également vraies et complémentaires. De nombreuses œuvres tentent d’exister par le bavardage qui les accompagne, bavardage intellectualiste qui imite l’intelligence. Mais il est tout aussi vrai que des mots nous ouvrent parfois des œuvres a priori fermées. Des mots, une idée juste, et c’est un verrou qui saute : notre intelligence introduit notre sensibilité dans un espace nouveau, et l’y laisse seule s’y épanouir.
C’est pour cela que je parle souvent de ma démarche de peintre, en recommandant simplement aux mots que j’emploie de rester discrets, de ne pas stationner devant mes tableaux.
La première approche dans ma peinture est physique, voire utilitaire : je choisis des papiers ou toiles de formats standards, faciles à stocker, à transporter et à accrocher. Parce que je veux éviter ceci : peindre juste pour m’exprimer en pensant que c’est forcément intéressant, et que le public doit se débrouiller avec. Je ne veux pas non plus faire des œuvres immenses ou matériellement compliquées à gérer, que seules des institutions pourraient héberger, car je préfère travailler non pour un public en général mais pour des personnes en particulier.
De 1994 à 2002, je n’ai quasiment composé que des formats verticaux, de proportions semblables équivalentes à celles d’une page d’écriture. Je voulais une peinture écrite, construite, debout, dressée devant moi.
J’ai toujours peint par séries, de deux grands formats (130 X 89 cm) à douze petits (30 X 20 cm) simultanément. Ces séries constituaient en fait des unités, des recueils de peintures comme on compose des recueils de nouvelles où chaque nouvelle est indépendante au sein d’un ensemble issu de la même veine. Cette façon de peindre me permettait d’étirer la durée de fabrication de chaque peinture, pour la nourrir de cela qui me paraît indispensable : le temps.
Je commençais systématiquement mes peintures par un chaos d’effets de matière ou d’images aléatoires car le papier ou la toile blanche n’ont pas de sens ni d’intérêt pour moi. L’action de peindre est toujours une tentative de mise en ordre du réel, et le réel n’est ni blanc ni vide. Il est plutôt un maelström de sensations, d’émotions, de faits que l’on ne choisit pas, et que l’on doit sans cesse affronter pour qu’il ne nous écrase pas. En jetant matières et couleurs au hasard, je me livrais à une imitation de ce désordre avec la conviction d’être un peintre très réaliste.
La présence d’images arbitraires dans mes compositions était aussi intentionnelle. Ce furent d’abord des formes récurrentes — petite maison, sablier, robe, plume de stylo, haltère, trou de serrure, crâne animal… — répétées au moyen de gabarits. Ces images conçues comme les signes d’un alphabet personnel se sont imposées à moi en 1995 quand mon fils aîné a commencé à apprendre à lire et à écrire. J’ai alors redécouvert la sensation merveilleuse éprouvée lors de ma propre acquisition de ces connaissances : dévoilement soudain d’innombrables mystères cachés dans les livres, indépendance pour accéder seul à cet univers jusque-là ésotérique, et y ajouter mes mots. En me fabriquant ainsi cet embryon d’alphabet au dessin soigneusement normalisé, je ressuscitais le souvenir de cette découverte des formes les plus simples et conventionnelles qui s’assemblent à l’infini pour tout exprimer.
D’autres images ont trouvé place dans mes peintures : bribes de photos recueillies au hasard de mes pérégrinations : un pneu de bus incendié, un moteur d’avion au Musée de l’Air, un coin de jardin, autant de « pièces détachées » tombées du réel. Et aussi des photos de peintures elles-mêmes contenant d’autres photos mises en abyme. En m’arrêtant ainsi sur un nombre limité d’images manipulées par photo, photocopie, numérisation, transfert sur toile, en les répétant et en les recyclant plusieurs fois, je cherchais à me bâtir un lieu à l’abri du flot infini, inutile et fatigant des autres images possibles.
Ayant accueilli ce désordre de la matière et accepté l’arbitraire dans le choix des images, je pouvais commencer à peindre, à me rendre maître du terrain de ma toile. J’aime les peintures construites, qui ne nient pas les hasards sur lesquels elles s’édifient mais négocient, composent avec, acceptent la contradiction sans céder sur l’essentiel. L’essentiel, c’est quoi au fait ? Ordre et beauté, luxe, calme et volupté ? Avec, pour la légèreté, quelques petites imperfections.
10 octobre 2001, Conclusion du livre « Exercices spirituels, peinture et écriture »
Yves Desvaux Veeska - Exercices spirituels, peinture et écriture
"J'aurais préféré être un pommier et faire des pommes. Mais je suis peintre, alors je fais des peintures."
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