Une vie paisible, discrète, même terne, ne me fait pas peur. Et j’ai presque réussi à vivre une telle vie. Je n’ai pas bâti le viaduc de Millau, je n’ai pas conçu l’Airbus A380. Je n’ai pas été élu Président de la République. J’ai même su ne produire aucun chef-d’œuvre d’aucune sorte à ma connaissance. Il n’y a rien de grand que je ne sois parvenu à éviter de faire. Peu de gens auront vécu une vie aussi dépourvue de relief que la mienne. L’histoire est remplie de géants qui bouleversent le destin des peuples : Napoléon, Gandhi, Antoine Pinay, Brad Pitt. Parmi ces agités hyperactifs, qui peut se mesurer à moi ? À mon calme que rien ne peut ébranler sinon, parfois, la déception de ne pas trouver une place où me garer. Parce que je suis très sensible. Très sensible au code de la route notamment et je ne me gare que sur les emplacements autorisés. Je crois pouvoir dire que depuis ma naissance jusqu’à aujourd’hui, j’ai pu réaliser tous les rêves de ma vie. J’avais envie d’un grille-pain pour le petit-déjeuner : je me suis acheté un grille pain. Etc. Je sais que certains, avec le même esprit de décision, vont s’endetter pour acquérir sur un coup de tête telle entreprise qui fabrique entre autres choses des grille-pain avec 10000 salariés, pour la revendre quelques mois plus tard en pièces détachées, en la secouant au passage pour faire tomber les salariés en trop, mais moi aussi je secoue mon grille-pain pour en faire tomber les miettes, alors ? Pour acheter un simple grille-pain parmi dix offres tentantes, dans une large gamme de prix et de présentations, je mets finalement beaucoup de moi-même, et n’est-ce pas fascinant quelque part, une telle conscience du présent ? J’ai eu quelques difficultés à garer mon grille-pain dans ma cuisine, mais même cette difficulté, je l’ai surmontée.
Cette vie exceptionnellement inintéressante, il ne fait pas de doute qu’elle mériterait d’être racontée, pour illustrer le mystère de la destinée humaine dans la première décennie du XXIe siècle dans un vieux pays en crise prospère. Mais ne comptez pas sur moi pour ça, parce qu’à l’heure où j’écris, c’est dimanche matin, il fait beau, je suis sur une chaise longue sur mon balcon, tout est calme, et j’en profite, et profitez-en.
23 août 2009. Publié dans Le sens de la vie, expliqué aux futurs morts.