Réédition
Je regarde quelqu'un en train de peindre. Cela m'arrive souvent puisque je donne des cours. Je vois cette personne qui savoure simplement la touche de rouge profond - ou le gris nuancé - qu'elle vient de poser sur sa toile. A ce moment, tout son esprit, et son corps, sont emplis du plaisir visuel procuré par ces grains de pigments posés là.
Peut-être qu'après une ombre de déception suivra, comme cela m'arrive à moi tous les jours : cette peinture, on n'est pas absolument sûr qu'elle aille bouleverser l'histoire de l'art. Mais c'est quand même une bonne petite composition, et une belle tranche de vie vécue avec. On ne part pas tous les jours à l'autre bout du monde, et ça n'enlève rien au plaisir qu'on prend à une simple et paisible balade. Et surtout, entre les deux, il y a de la place pour toutes sortes de niveaux de réalisation.
Et puis peut-être que là, on compose justement le tableau qu'une seule autre personne au monde va aimer. Miracle de l'amour : sans être un chef-d'oeuvre universel, une peinture aussi bien qu'une personne peut faire la bonne rencontre, et plaire à quelqu'un en particulier.
Personnellement quand je peins, je m'efforce de percevoir la présence de tous les autres êtres humains qui me permettent d'être justement cette personne-là, en train de peindre. Ce pigment rouge - ou gris - que mon pinceau vient de déposer sur la toile, provoquant un bref battement de coeur... Qui l'a découvert, l'a fabriqué, l'a apporté jusque là ? Et le pinceau, et la toile, et le plancher sur lequel je me tiens. Et quelle organisation complexe, quel réseau infini de gens, font qu'existent chaque outil, chaque matériau, et les milliers d'objets et de services dont je me sers sans y penser.
Même le grand artiste mondialement connu et célébré a besoin de toutes ces petites mains qui s'activent partout pour exister. Bien sûr, le monde est plein de gens qui se croient autonomes, indépendants, créateurs ne devant rien à personne. Qui luttent pour se faire un nom. Les petits bataillent pour accrocher sur la meilleure portion de mur dans tel salon, les grands sont soumis à des classements selon leur cote, leur surface médiatique, etc...
Au fait, artiste ou pas artiste, dans n'importe quel métier, est-on obligé de se plier à tout ça ? La lutte continuelle de tous contre tous, que le meilleur gagne. Mais quel meilleur ?
Je dis ça, mais je crois au progrès, et à la croissance. Progrès et croissance de la qualité des relations humaines, de l'art de vivre. Quant à l'art tout court, peut-être que la vraie nouveauté, ce serait de le rendre anonyme pour qui veut bien, comme des anonymes ont construit des cathédrales. A défaut de savoir bâtir une cathédrale (mais aussi, personne ne m'a montré) j'essaie dans ma pratique de peintre de ne pas faire seulement de la peinture sous forme de tableaux calibrés et signés. Mais de transmettre ce que je sais pour que chacun édifie ces petits oratoires ou dojos imaginaires que peuvent être chaque peinture, et le temps qu'on leur consacre. Depuis longtemps, j'essaie de faire ça. Et dans les années à venir, j'essaierai encore.
30 décembre 2009
Yves Desvaux Veeska - Lieux sombres - Acrylique sur papier 2009 - n°1774 - 65 x 50 cm - Coll. Yolande Gerdil
Yves Desvaux Veeska - Lieux sombres - Acrylique sur papier 2009 - n°1772 - 65 x 50 cm - Coll. privée
Yves Desvaux Veeska - Lieux sombres - Acryliques sur papier 2009 - 65 x 50 cm - n°1771, 11773, 1775, 1776.
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