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Pourquoi de l’art plutôt que rien ?

14 Octobre 2010, 17:25 Manuel de Survie pour l'Artiste Peinture Ecriture

Manuel-de-Survie-pour-l-Artiste-36-ill.gifCes jours-ci, j’ai fait mieux que Malevitch et sa fameuse peinture « Carré blanc sur fond blanc ». Lui, c’était en 1918. C’est de l’art, ça ? « C’est n’importe quoi » fulminaient déjà à l’époque des gens de pouvoir raisonnables, ce genre de personnes sérieuses qui ont eu par ailleurs plein de bonnes raisons d’organiser une tuerie de quelques millions de personnes. C’était en 1918 comme Malevitch, et en 14, en 15, en 16, en 17. Dans le n’importe quoi, je penche plutôt du côté de Malevitch. Un carré blanc sur fond blanc n’a jamais fait de mal à personne.

J’ai aussi fait mieux que tous ces artistes qui, avec des démarches diverses, ont installé au cœur de l’histoire de l’art du XXe siècle d’autres œuvres radicales telles que des monochromes noir, blanc, bleu… J’ai fait même mieux que Yves Klein qui a exposé le vide dans une galerie, signé le ciel, etc… Je cite toutes ces actions de mémoire mais j’ai la flemme d’en vérifier l’exactitude dans des encyclopédies.

Qu’est-ce que j’ai fait de mieux au fait ? Et bien, je n’ai rien fait, et surtout je n’en ai parlé à personne. Et surtout encore, je n’ai pas bâti de théorie autour de ma non-action. Et enfin, tout ça est resté complètement gratuit. Dès à présent, écrivant ces lignes, je suis sur la pente descendante, je commence à alourdir, à corrompre ma splendide non-action, je n’ai pas pu tenir longtemps, je n’ai pas l’envergure, je ne gaspille même pas mon talent, je n’ai pas de talent pour ne rien faire. Parce que dès que je ne fais rien, même si je n’ai rien à dire ni rien à faire, je fais quand même quelque chose : je me sens mal. Pourtant, ayant eu la chance de naître en France dans la deuxième partie du XXe siècle, dans la classe moyenne, j’arrive sans énormes efforts à me nourrir, me loger, me soigner, me déplacer… Honnêtement, la vie est plus facile que si j’étais né en Auvergne au temps de Gaspard des montagnes, si j’avais eu 20 ans à Verdun en 1916, que si j’étais né au Darfour ou dans une province oubliée de Chine, dans un ghetto aux États-Unis, dans la jungle colombienne, en Tchétchénie, que sais-je encore. 

Manuel-de-Survie-pour-l-Artiste-37-ill.gifJe devrais avoir honte d’avoir une vie aussi facile. D’ailleurs, j’écoute souvent des hommes politiques, des grands patrons efficaces me sermonner, m’accuser d’être un français frileux, paresseux, assis sur ses avantages acquis, qui ne travaille pas 70 heures comme un paysan chinois transplanté en ville pour fabriquer des jouets en plastique par millions qui finiront quelques mois plus tard sur le trottoir pour le ramassage des encombrants. Qui me font honte de ne pas être un éleveur de bovins écrasé de travail pour produire dans la souffrance, la sienne, celle de ses bêtes, et celle du sol et de l’air saturé de pollutions, de quoi soutenir l’obésité des populations qui les écoutent sur leur poste de télé entre deux Star’Ac. Bon, là, je digresse, quel rapport avec la peinture, avec l’art ? Quand je fais quelque chose d’artistique, ou qui veut l’être, je culpabilise parfois : quoi, je ne suis pas là présentement en train d’inventer l’art du 21e siècle ? Je ne suis pas en train de préparer trois expositions tout en postulant à cinq salons et dix concours. Et mon réseau de relations, je le cultive ou quoi ? Et dans la presse, et sur internet, parmi les milliers d’artistes qui se bousculent, ouh ouh, je suis là moi aussi. Et la pression monte, entre les artistes haut de gamme, moyenne gamme et jusqu’aux low cost, toute cette production d’œuvres originales en batterie qui alimentent le circuit des marchands d’art casseurs de prix pour mettre l’art à-la-portée-d’tous. Fondation Cartier ? Galerie du Faubourg ? Art hard discount ? C’est ça le choix ? Stop. Pourquoi je suis artiste au fait ? Pour produire de l’art, de la marchandise artistique pour le marché de l’art ? Et ben non.

Franchement, je traîne des pieds pour ça. Envie de percer ? Percer quoi ? En plus, j’ai passé le cap de la cinquantaine, ça y est, je suis dans la catégorie des seniors, si j’étais un cadre moyen (un cadre artistique moyen ?) la porte de sortie ne serait pas loin. Et justement, je ne suis pas un cadre dans une grande entreprise d’art, avec sa culture d’entreprise, ses parts de marché, son conseil d’administration, sa DRH, son bilan, ses ratios, son cash-flow, ses actionnaires… Non, je suis tout seul comme un fétu dans les remous de l’économie mondialisée, et j’essaie plutôt de ne pas me faire remarquer des fois qu’on voudrait me rééduquer. Comment j’arrive à vivre, et surtout à faire de l’art dans tout ça ?

Première épate, pardon, faute de frappe, première étape : ne rien faire, s’arrêter et réfléchir. Regarder ce que j’ai déjà fait, constater les dégâts : beaucoup de choses inutiles, d’efforts vains, mais, de temps en temps, quelque chose de sensible, voire d’humain. Tout n’est pas perdu. Les trucs d’art que j’ai pu produire, des tableaux, des écrits, des idées en l’air, des choses plus ou moins définies, n’ont pas changé la face du monde, mais que celui qui n’a jamais… pas-changé-la-face-du-monde… me jette la première pierre.

Je regarde aussi ce que de grands artistes ont réalisé : souvent, je leur trouve un gros défaut. Ils sont les seuls à engendrer chez moi un sentiment très vilain : l’envie. L’envie devant leur pouvoir de faire naître chez moi des émotions au-delà des mots, de la connaissance, de l’explicable. Et ces artistes qui me touchent, souvent ça ne leur rapporte rien directement. Soit ils sont morts depuis longtemps, soit j’ai dépensé quelques euros pour voir, lire ou entendre une œuvre qu’ils ont créée sans aucun souci de marché, ni pour parader ou exercer un pouvoir sur moi. Ce qu’ils m’apportent est sans commune mesure avec l’échange économique qu’il a pu y avoir entre nous.

Peut-être que l’économie n’est pas la mesure de tout dans la condition humaine ?

Je regarde le Carré blanc sur fond blanc. Comme ce tableau célèbre coûte très cher, et qu’il n’est pas à vendre, et qu’il se trouve dans je ne sais même pas quel musée, je m’en suis refait un de tête. Ça marche quand même. Il me fait sourire, il me fait réfléchir, il me fait rêver. Je regarde un tableau de Patinir, un paysage imaginaire d’un peintre flamand du XVe siècle, beau au-delà des mots. Et pour d’autres raisons, il me transporte aussi. Celui-là, je ne le connais qu’en reproduction. Je l’aime quand même. Il existe quelque part, un jour je le verrai peut-être.

Tout bien réfléchi, même quand je me sens vide, écrasé par la concurrence et l’hyperactivité qui trépide autour de moi, quand je cherche quel don j’ai et que je doute, je remarque qu’il y a plein d’art partout déjà tout fait, qui ne demande qu’à me parler. J’écoute et je regarde bien, au-delà ce qu’on me serine de cette vie d’achats et de ventes, de temps de travail et de parts de marché, de propriété et de vol, d’obéissance et de pouvoir, de beau et de pas beau. Tout ça, c’est rien, c’est pas grave.

Il existe aussi ce droit de faire de l’art, gratuit, sans se presser, sans jouer des coudes, sans faire joli, sans faire moche. Je ne sais pas toujours à quoi ça peut ressembler, mais j’y pense et franchement, rien que d’y penser, ça me va. Au fond, je ne suis pas un productif producteur d’objets artistiques faits à la main, je suis simplement un artiste, c’est ça le truc. Et de ce fait, même sans faire d’art, je me sens libre. C’est injuste pour ceux qui bossent, mais tout le monde a le droit d’essayer.

 

8 avril 2007.

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