Si tu veux aller vite, marche seul, mais si tu veux aller loin, marchons ensemble.
Hiver 1973. Début de Nice Vice
Nous sommes douze ou treize filles de 20 à 23 ans, habitantes des quartiers bourgeois de Paris et Saint-Avray. Il y a parmi nous essentiellement des féministes, quelques trotskystes de diverses obédiences, mais surtout des adeptes du « peace and love » tendance scoute, plutôt tournées vers la pratique artistique autodidacte : peinture, dessin, bande dessinée, photo, collage, sculpture, assemblages, tissage, poterie... Mai 68 est encore dans l’air du temps, et nous brassons de grandes idées à longueur de soirées enfumées et parfumées.
Grandes idées en effet. Nous nous livrons un soir à un brainstorming pour lister sans autocensure tout ce que nous voulons. Bousculer les tabous, tout remettre en cause sans limites : les rapports femme / homme, le travail, le rapport à l’argent, les relations interpersonnelles, le mode d’habillement, la création artistique…
Mais les projets, c’est bien, décider un jour qu’on pose un premier acte pour passer à l’action, c’est plus difficile. Une décision est prise : chercher une grande maison en ruine pas chère dans la France profonde pour y fonder une communauté et expérimenter concrètement toutes ces belles idées. Donc trouver un financement, s’engager dans un acte d’achat lourd de conséquences, y aller. À ce moment, le groupe fond brutalement et nous nous retrouvons seulement à quatre : Nicole, Isabelle, Catherine, et moi. Certaines de celles qui abandonnent nous accusent d’être « récupérées ». Acheter une maison, lancer une entreprise, c’est « rentrer dans le système ».
Dans notre groupe, il n’y a pas de hiérarchie mais plus jeune, je me sens en retrait. C’est à ce moment-là que nous adoptons notre nom de Nice Vice, qui ne fera pas vraiment plaisir à nos parents.
Une stratégie pour trouver notre maison idéale est élaborée : d’abord, définir un territoire à explorer. Ce sera la Bretagne. Puis nous allons écrire à tous les maires des petites communes rurales de cette région, pour leur faire part de l’objet de notre recherche. Un dossier est constitué comportant la liste de toutes nos demandes et propositions. Le nom de « Nice Vice » n’apparaît pas dans le dossier, présenté avec sérieux, car nous savons être sérieuses quand c’est le moment approprié. Le père d’Isabelle possède un document rare : le dictionnaire des trente-six mille communes de France. Cet ouvrage comporte un certain nombre de renseignements qui permettent de faire un tri dans les communes, et nous rédigeons à la main plusieurs centaines d’adresses pour envoyer notre courrier prospectif. Les communes sont classées par ordre alphabétique et, à la fin de la lettre A, nous avons déjà cinq cents adresses. Nous décidons de nous en tenir là. De fait, on ne pouvait s’installer que dans une commune commençant par A, et ce sera « Aven », en Morbihan.
Dans les semaines qui suivent, nous recevons une centaine de réponses et nous en retenons cinquante. À l’aide d’une carte de la Bretagne, nous établissons un itinéraire pour visiter au cours du mois de février 1973 cinquante maisons dans cinquante villages dispersés de Rennes à Brest, de Nantes à Saint-Brieuc, soit environ cinq mille kilomètres en zigzagant abondamment. Pour cette expédition, nous nous sommes organisées à l’avance afin de disposer d’un mois de libre. À ce moment-là, je travaille à La Poste. J’ai des jours de vacances à prendre, mais ça ne suffit pas. Un congé maladie peut-être ? Je ne me rappelle plus. Il nous faut aussi un véhicule. Lectrices assidues de la Revue des Domaines, nous trouvons pour la somme de cinq cents francs, soit la moitié d’un smic mensuel de l’époque, un fourgon postal « Renault Goélette » de 1962. C’est un fourgon qui se démarre sans clé de contact, et qui ne se ferme pas davantage. Une simple tirette dans le plancher permet de lancer le moteur. Il est partagé idéalement en une partie cabine pourvue de fenêtres, avec deux sièges à l’avant plus une banquette à l’arrière, et une partie coffre tôlée. Nous le repeignons en noir et crème, couleur berline ancienne, et aménageons l’intérieur dans un style cosy, avec rideaux aux fenêtres, coussins fleuris, décorations faites main, petite tapisserie au plafond… Nous installons aussi une table en bois qui servira de bureau, où équipée de ma machine à écrire « Valentine », je rédigerai les correspondances avec les mairies à visiter. À l’époque, pas de téléphone portable ni d’internet : tout se fait par écrit, sous enveloppe timbrée.
Et les visites s’enchainent. Je ne me souviens pas de toutes. Un prieuré roman à l’abandon, charmant mais trop petit. Une vaste maison de retraite en centre-ville à Vannes : cette imposante bâtisse, avec un jardin en pente donnant sur la rue, est proposée à cent-vingt mille francs. Mais elle ne nous plait pas car le jardin est petit et peu exploitable ; et surtout la disposition des lieux, tout en couloirs desservant des chambres identiques, n’excite pas notre imagination. Par ailleurs, la personne qui nous fait visiter le bien se montre peu enthousiaste devant notre apparence vaguement hippie.
À l’est de Rennes, une ferme retient notre attention. Elle est composée de plusieurs bâtiments dans un état correct, à un bon prix. Un détail nous intrigue : le propriétaire nous laisse une mince bordure de champ d’un côté, et ne donne pas d’explication claire à cette limite. De passage chez un notaire pour des renseignements complémentaires, nous avisons une carte au mur avec un gros trait rouge en pointillé qui la traverse. Et qui passe justement au bord de la propriété que nous venons de visiter. C’est le tracé d’une future quatre-voies. Le propriétaire cachottier nous demandera ensuite de nous faire une lettre établissant que c’est le tracé de cette voie rapide qui nous fait renoncer à notre achat.
Mais quand nous arrivons à Aven et découvrons, en haut du bourg, Ardaven, c’est un coup de cœur. Ce ne sera pas le terme de notre prospection, nous ferons encore d’autres visites pour être sûres de notre choix, mais Ardaven s’imposera finalement sans hésitation.
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