Un jour, peut-être (…) je me laisserai gagner par la légèreté et, pourquoi pas, par la désinvolture.
[Suite des souvenirs d'Eve Adam, en réalité Christine Adam, écrivant sous le pseudonyme d'Hélène Grenier.]
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Un jour de mai 1974, c’est notre grand départ à Nicole, Isabelle, Catherine et moi pour Ardaven. Isabelle quitte son studio, Nicole, Catherine et moi, la chambre que nous occupons encore chez nos parents. Avant ce départ définitif, j’ai déjà passé an à Auxerre pour une formation d’institutrice, commencée en septembre 1970, abandonnée en septembre 1971.
Ce jour-là, je termine ma journée de travail à la Bibliothèque qui m’emploie, et j’enchaîne aussitôt, comme les autres, pour une soirée déménagement qui s’achève vers deux heures du matin. La tournée comprend nos quatre adresses dispersées entre Paris et banlieue. Après remplissage d’une camionnette de location de marque Hanomag (pourquoi ce genre de détail reste-t-il dans ma mémoire ?), le départ est fixé le lendemain à 6h. La route vers Aven est longue : il faut compter huit à dix heures. Nous ne prenons pas l’autoroute par économie, et de toute façon elle ne va pas au-delà de Chartres. Nous avons prévu de décharger puis de repartir dès le soir pour rendre notre véhicule au plus vite afin de réduire le coût de la location. Celui-ci est donc rendu au petit matin et, après une courte pause, nous remplissons notre fourgon personnel avec la suite du déménagement et reprenons la route dans la foulée. Je garde le souvenir d’un état d’épuisement comme je n’en ai jamais connu, et de cachets d’excitants pris pour tenir. Journée de travail, déménagement, route aller, route retour, déménagement à nouveau, route aller de nouveau : soixante heures d’activité d’affilée avec juste des coupures de trois-quatre heures de sommeil.
Quand nous arrivons à Ardaven, nous sommes sidérées par l’abondance et la hauteur des mauvaises herbes, dont certains arbustes que nous appelons improprement sureaux atteignent deux mètres de haut… Alors que nous étions passées en avril pour effectuer un débroussaillage total ! Cela donne l’impression qu’aucune présence humaine n’a troublé la demeure depuis des années. Drôle d’impression, qui remet à notre place les jeunes citadines entreprenantes mais novices.
Après une matinée de repos, la tâche qui nous attend est énorme. La maison est certes vidée de ses ordures, mais dépourvue de tout équipement pour loger, nourrir ou occuper qui que ce soit, alors que nous avons déjà commencé une intense campagne de publicité (avec nos modestes moyens artisanaux de l’époque) pour faire venir du monde aux stages que nous avons prévu d’organiser.
Des stages… Le projet de communauté est certes une bonne idée, acheter une maison aussi, mais trouver de l’argent pour faire tourner tout ça, c’est un autre problème. Nous avons conscience que la vente de nos modestes productions artistiques ne va pas suffire. Nicole et Catherine ont fait, peu de temps auparavant, un stage de sculpture pour l’une, et de poterie pour l’autre, et cela leur donne cette idée : nous allons nous aussi organiser des stages. À ce moment-là, le mot et le concept de « stage » sont loin d’être répandus. Je me souviens d’avoir dû me renseigner pour savoir en quoi consiste au juste un «stage».
Pour faire connaître ces stages, nous fabriquons une petite brochure « Nice Vice », distribuée par voie postale à plusieurs centaines d’adresses : les relations de collège, lycée, scoutisme ; mais surtout les contacts obtenus par la publication de notre petit journal « Vice News ». Ecrire manuellement des centaines d’adresses sur des centaines d’enveloppes, c’est une corvée dont je m’acquitte pour la première fois cette année, avec l’aide de quelques volontaires bénévoles. Corvée qui me reviendra des années durant, et plusieurs fois par an, en l’absence d’ordinateur, d’internet, etc. Et en l’absence aussi de compétence pour moderniser ce travail de prospection. Ce travail de bénédictin pour la publicité des Nice Vice est complété par des annonces dans des publications ayant pignon sur rue, comme le « Catalogue de Ressources », qui répertorie toutes les initiatives alternatives de l’époque, ou le magazine Actuel qui publie des petites annonces gratuites.
Aussi artisanale soit cette publicité, elle fonctionne très bien. J’ai une curieuse mémoire spécialisée et me souviens de chiffres comme ceux-ci : dès le 13 mai 1974, nous avons déjà 100 inscrits à nos stages. Le total de la saison, longue saison de début juin à fin octobre, atteint 215 stagiaires. Tout ce monde-là va séjourner en moyenne dix jours à Ardaven. C’est la durée des stages à l’époque, indépendante du rythme hebdomadaire. Et ce succès de fréquentation est obtenu alors même que la maison ne dispose pas de ligne téléphonique : tout se fait par courrier postal, les demandes d’information, les réponses, les inscriptions.
J’ai la charge du secrétariat. Je manifeste en ce domaine quelques troubles obsessionnels compulsifs sans gravité : ayant appris à gérer des informations dans des fichiers manuels à la Bibliothèque où j’ai travaillé, je mets en place une organisation maniaque du classement des « DDS » (Demande Documentation Stages) et m’énerve si les classeurs, dans lesquels je garde absurdement toutes les lettres reçues, ne sont pas bien tenus, avec des feuilles perforées protégées par des anneaux de renfort etc. Je suis cependant consciente de ces troubles et arrive à m’en défaire, l’ambiance générale des Nice Vice incitant quand même à la joie et à légèreté. Mais mon caractère anxieux, soucieux de protection, n’est jamais loin.
Donc, plusieurs dizaines de personnes ayant versées des arrhes, et plus seulement des amis mais des clients ayant payés, sont annoncées dès début juin, alors que rien n’est prêt. Heureusement, le cousin plombier Éric installe avec efficacité des premiers éléments de plomberie. Un évier dans la cuisine, puis des douches et un chauffe-eau dans une grange. Pour les cabines de douche, il se trouve qu’une des granges est un chai où sont alignés des «foudres», très gros tonneaux couchés qui normalement contiennent du vin. Là, ils étaient remplis jusqu’à l’an passé de ces centaines de bocaux de petits pois avariés qu’il a fallu jeter à la décharge. Ces foudres mis debout, et percés d’une ouverture sur leur flanc, deviennent ainsi des cabines de douches.
Appuyé sur le mur du fond du chai, un large fouloir à raisin parait idéal pour installer une douche collective. Mais en voulant le déplacer, un évènement inattendu se produit. Du sable s’écoule d’entre les pierres du mur contre lequel le fouloir est placé. En l’écartant du mur, il s’avère que c’est ce fouloir qui le maintenait debout. Le sable qui tombe n’est que le premier mouvement de l’écroulement du mur. D’énormes moellons basculent soudain et nous n’avons que le temps de nous reculer précipitamment pour ne pas nous faire écraser. Une poutre maîtresse reste en suspens, retenue précairement par l’ensemble de la charpente. L’une de nous se précipite chez M. Caradec, le charpentier au bout du village, pour l’appeler en urgence. Nous installons avec lui des vérins pour soutenir l’arbalétrier dont fait partie la poutre, avant que tout ne s’effondre. Cet incident survient alors que l’acte de vente n’est pas encore signé…
L’état de la maison, alors que des dizaines de personnes sont attendues pour trois ou quatre semaines plus tard, est indescriptible. Entre autres détails côté plomberie, il n’y a qu’un WC dans la cour, relié à une fosse à vidanger. Pour la première année, il y aura jusqu’à quarante ou cinquante personnes aux périodes de pointe et elles feront avec.
Pour le logement, un dortoir sommaire est installé dans une grange. Il est installé sur un plancher vermoulu et percé de trous donnant sur l’étage en dessous. La grange étant bâtie sur un terrain en pente, elle est composée de deux rez-de-chaussée l’un sur l’autre, et le dortoir est au rez-de-chaussée supérieur. Les trous sont bouchés tant bien que mal par des planches, et pour masquer (?) le côté bricolé, des matelas de récupération, de vieux plaids en patchwork et d’autres éléments de literie ou de décoration hétéroclites sont répandus sur le sol pour former une sorte de moquette bariolée en volume. Quant à l’éclairage, il est constitué d’un écheveau de rallonges et de multiprises relié à des ampoules nues. Cela aurait pu être une «installation» au Palais de Tokyo.
Un problème annexe se pose pour le logement : celui des mineurs, en l’occurrence surtout mineures, car dès le début, le public est à dominante féminine. Nous recevons en effet, sans manquer de demander une autorisation parentale, des jeunes filles seules – et quelques rares garçons - à partir de quinze ans. Nous avons réfléchi à la question et nous nous sommes promis de veiller à ne pas avoir d’histoire avec ces mineures. Accès interdit aux garçons. Ces bonnes résolutions seront parfois chahutées, mais le faible nombre de candidats masculins à nos stages nous permettra de garder à peu près le contrôle. En attendant, nous attribuons à une petite pièce de la maison le statut de « chambre des mineures ».
Les conditions de logement étant réglées avec cette grande simplicité, il faut aussi fabriquer des tables et des bancs pour plusieurs dizaines de convives, ce qui est fait rapidement. Faute de connaissance en menuiserie, le travail n’est pas sans défaut, d’autant que le bois choisi, du frêne, certes solide et idéal pour des manches de pioche, est particulièrement dur à travailler mais nous l’ignorions. Des centaines de repas seront consommés sur ces tables, sans compter tous les joyeux moments vécus autour.
La question du logement et des repas est réglée pour cette première saison, si personne ne fait le difficile. Mais les gens viennent aussi pour faire un stage, voire apprendre quelque chose. Jeunes et autodidactes, nous avons plus d’enthousiasme que de connaissances techniques, nos ateliers sont des vieilles granges ouvertes à tous vents, et les minces équipements disponibles nécessitent beaucoup d’imagination pour compenser le déficit en compétences et en outillage concrets.
Les stages de poterie, très en vogue à l’époque, recueillent quantité d’inscriptions alors même qu’il n’y a ni établi, ni four, ni tour, et du reste Catherine n’a pas encore appris à tourner. Nous obtenons un leasing à un taux prohibitif pour acquérir un four en urgence. Après l’avoir fait livrer et installer, nous achetons pour l’isoler du reste de l’atelier des plaques d’amiante que nous manipulons et découpons comme des feuilles de carton, sans aucune protection, car à l’époque la dangerosité de ce matériau était connue, mais les utilisateurs, en l'occurrence les utilisatrices n’en étaient pas informées.
Quant aux stages de tissage, qui talonnent ceux de poterie pour la popularité, nous les avons annoncés mais nous avons négligé de recruter une tisserande, nous n’avons pas de métier à tisser, nous ne savons même pas trop à quoi ça ressemble au juste. Une première tisserande se présente pour prendre en charge l’atelier. Nous lui montrons notre outillage : un vague petit objet qu’on pose sur les genoux qu’une relation nous a donné sous le nom de métier à tisser. Un deuxième objet plus sérieux, ressemblant davantage à un métier professionnel, acheté en kit, est en construction, mais reste bien branlant d’aspect. La tisserande repart aussitôt, effarée, en découvrant notre totale impréparation.
Isabelle a installé son atelier photo dans un coin de grange, et à cette époque, elle est peut-être la seule à avoir une technique professionnelle, avec un outillage acceptable, même si son atelier est de bric et de broc comme tout à Ardaven.
Nicole, elle, se lance à la fois dans le stage peinture et le stage sculpture. Sa première stagiaire sera vite décontenancée devant un grand panneau de toile blanche qu’elle a tendu dans une grange, avec l’injonction de peindre librement dessus. Quant aux stages de sculpture sur bois, ses connaissances viennent d’un seul et unique stage fait avec Catherine chez un sculpteur, auquel elles auront acheté une sculpture imitée des maoris. Et de quelques heures de pratique personnelle. Un des premiers stagiaires de Nicole, gentiment, lui enseignera des rudiments de la pratique.
Pour ma part, en cette première année de stage de 1974, je profite d’avoir deux ans de moins que les autres pour me mettre en retrait, me sentant trop novice pour proposer une quelconque activité. Les autres travaillent, moi non, mais dans l’esprit de l’époque ça ne pose pas de problème. Je me souviens pourtant d’un bref moment de panique à l’arrivée des premiers « clients ». Des gens qui venaient à Ardaven, non pas en tant qu’amis, invités, mais en tant que personne ayant payé, et dans l’attente d’une prestation. Je m’étais enfermée dans ma chambre, trop mal à l’aise pour recevoir ces premières personnes. Heureusement, Nicole, Catherine ou Isabelle ont dû se montrer plus assurées que moi ce jour-là, et les « clients », surtout des clientes, des jeunes de notre âge et dans le même style que nous, se sont vite mises au diapason du lieu. Avec juste une petite remarque ironique à la fin sur le prix de revient de la modeste poterie qu’elles rapportaient. L’essentiel de leur stage ayant moins consisté en un apprentissage de quoi que ce soit, qu’en des journées joyeusement déjantées.
A l’époque, l’enthousiasme, l’audace, la confiance en soi, l’imagination… et une certaine forme de légèreté compensent toutes nos lacunes. Mais aussi la bienveillance de stagiaires aussi jeunes ou plus jeunes que nous, venus moins pour une formation pure et dure, que pour un moment « Nice ». Et là, ils, et surtout elles, n’ont pas été déçues.
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