Été 1978 - Claude
Toute ma vie, un peu moins maintenant, ma vie sexuelle a été intense, tout autant qu’insatisfaisante.
[Suite des souvenirs d'Eve Adam, en réalité Christine Adam, écrivant sous le pseudonyme d'Hélène Grenier.]
Pas insatisfaisante, non, mais en décalage avec mes sentiments, mes désirs. L’époque de la libération sexuelle a aussi été celle de mes vingt ans et j’en ai bien profité. Hélas, ou heureusement, j’ai toujours gardé au fond de moi un côté conservateur, formatée par le catéchisme et l’école Notre-Dame-des-Sept-Douleurs la bien nommée, où j’ai poursuivi toutes mes études secondaires. Pas seulement formatée : je pense avoir une nature docile et conformiste, et c’est peut-être par conformisme que je me suis coulée dans l’esprit post soixante-huitard qui a imprégné ma jeunesse. Jeune fille aux premiers temps du MLF, je regardais avec circonspection les innombrables aventures de mes copines avec de jeunes hommes souvent barbus et chevelus, tout à fait sympathiques et pas du tout macho, mais par lesquels je ne me sentais nullement attirée. J’attribuais cela à ma timidité, voire mon féminisme quand je repoussais une avance, mais en voyant mes amies rayonnantes avec leurs conquêtes masculines (je les voyais telles, en m’illusionnant un peu), je me rendais compte que quelque chose n’allait pas chez moi. Jusqu’au jour où.
Quand je vois Claude la première fois à Ardaven, arrivant en même temps que deux filles qui encadrent sa haute taille, je ressens ce tressaillement indescriptible qui se déclenche, on ne saurait expliquer pourquoi, devant une personne, un corps, une présence qui vous fait chavirer. Je revois cette première image de lui, son visage imberbe, aux traits solidement sculptés et doux aussi, ses yeux charmeurs, ses épaules larges mais rondes. J’ai vingt-cinq ans, et connu jusque-là rien d’autre que des aventures brèves et frustrantes avec des garçons agréables mais qui n’ont éveillé chez moi que la satisfaction d’être apparemment normale, c'est-à-dire non dépourvue d’activité sexuelle conforme aux normes implicites de ma tribu. Et là, mon cœur se met à battre. Je conduis Claude et les deux arrivantes qui l’accompagnent (mais sans le connaître, ils sortent juste du même bus !) vers le dortoir où logent nos hôtes de passage. Ce soir-là, seule dans ma chambre, je commence à me faire un film en pensant à lui, mais je suis inquiète de la présence de ses deux accompagnatrices, sans parler des autres filles séjournant à Ardaven. Et je doute déjà de moi.
Le lendemain matin, Claude s’est changé, a troqué ses habits de randonneurs contre une tenue plus légère et là, le tressaillement ressenti hier se décuple : Claude est une fille. Ce que j’ai ressenti instinctivement la veille, et qui s’amplifie déraisonnablement aujourd’hui, me bouleverse. Je regarde Claude, tétanisée de désir et essayant de dissimuler mon trouble. Je viens d’avoir un coup de foudre pour une fille.
Depuis longtemps, sans chercher à me l’expliciter, je me sais attirée par les filles, mais je tiens cette tendance à la marge de ma conscience. Personne n’aurait jamais, parmi mes amies et dans ces années-là, condamné l’homosexualité, mais je ne me sens pas à l’aise avec ça. Sans parler de mes parents qui seraient choqués et peinés, car ils sont d’une autre génération, ou de mes frères et sœurs que cela embarrasseraient … Ou moi qui serait gênée par rapport à eux.
Cette sensation, cette révélation de mon désir pour Claude me déstabilise. Je ne suis pas encore prête. Je recherche sa compagnie, nous passons la semaine côte à côte sans que jamais je me dévoile.
Nous nous revoyons plus tard parce que je l’ai invitée dans une maison de vacances que l’on m’a prêtée. Je l’aime, je la désire, je suis heureuse à ses côtés et elle aussi, tout son visage est souriant quand on se dit bonjour le matin. Passant dans la salle de bains après elle, je m’imprègne avec délice du parfum de son passage. Parfois on s’effleure dans la cuisine de cette maison, quand on se prépare de bons petits plats après une balade dans la campagne, et j’en ai la chair de poule.
J’ai honte de mon désir pour elle, et peut-être qu’elle ne le perçoit pas, qu’elle ne l’imagine pas, ne le suspecte pas. Ou elle attend que je me découvre, et j’attends qu’elle se découvre. Et ni elle ni moi n’osons, il ne se passe rien entre nous. Puis elle disparait de ma vie. Elle m’a juste fait avancer d’un pas, un trop petit pas, vers ma vraie nature, et je l’aime toujours pour ça.
Episode 34 : De la nitroglycérine dans du cristal
Épisode 36 : Autostop en goélette