La première fois que je vois Camille, c’est au cœur de l’été 1976, un été caniculaire. Elle est à califourchon sur un tronc d’arbre dans la cour d’Ardaven, en train de dessiner avec application sur un bloc un château-fort, des cavaliers, une bataille. Je suis étonnée par son dessin, à la fois naïf et violent. Elle tire la langue sous l’effet de sa concentration, et ses longs cheveux blonds retombent sur le devant de son visage. Elle les repousse régulièrement en arrière avec un petit air énervé et charmant.
[Suite des souvenirs d'Eve Adam, en réalité Christine Adam, écrivant sous le pseudonyme d'Hélène Grenier.]
Je revois cette première image avec précision, je revois ses bras fins et bronzés émergeant de son débardeur, ses frêles jambes de gamine enserrant le tronc d’arbre, je revois ses genoux écorchés, attendrissants. Elle a neuf ans à l’époque, j’en ai vingt-trois, et j’ai l’impression de voir en elle l’enfant que j’ai été, et que je porte toujours en moi comme un noyau incompressible autour duquel s’est développé mon corps de jeune femme, jeune adulte pas convaincue de l’être.
À cette époque, mes nuits sont traversées de rêves récurrents, et je rêve d’enfants. Des enfants de cet âge, curieusement asexués, ou plus exactement garçon et fille, garçon ou fille, de façon floue. Des enfants anonymes et pourtant familiers, qui m’entrainent dans des labyrinthes, des souterrains, ou dans des lieux qui portent le nom de lieux connus sans y ressembler. Des lieux où j’ai connu le malaise, ou le désir, ou la honte, mais de manière informulée, incertaine. Je m’éveille de ses rêves, que je note sur des carnets, avec des sentiments mitigés : ils se tiennent à la limite entre rêves et cauchemars, ni vraiment agréables, ni horribles. Je ne sais pas si c’est de l’autosuggestion, mais en découvrant Camille j’ai l’impression de rencontrer un ou une de ces enfants anonymes qui peuplent mes rêves.
J’écris cela longtemps après, et je n’étais pas vraiment consciente de tout ce que je ressentais.
Quand je vois Camille cette première fois, mon cœur se met à battre d’une manière absurde. Au début je la regarde à la dérobée, ou j’évite de la regarder, car je suis troublée par l’effet qu’elle me fait. Puis je me ressaisis, en m’absorbant dans des activités terre-à-terre : courriers, menus travaux, courses. Tout ce qui peut me ramener sur terre. Elle va et vient dans la maison en souriant, en gambadant, comme la gamine qu’elle est, et la première sensation que j’avais éprouvée s’apaise, elle redevient pour moi une enfant comme les autres.
Cela fait une semaine qu’elle est là. Ce jour de canicule particulièrement sévère, Isabelle a déroulé un grand tuyau d’arrosage pour que les quelques enfants présents à Ardaven jouent avec l’eau. Dans ces années 70 et dans notre milieu artiste, le rapport à la nudité n’est pas le même qu’aujourd’hui, et plusieurs enfants ont vite fait de se défaire de leurs habits trempés. En passant dans la cour où ils s’ébattent en criant joyeusement, je ne peux m’empêcher de voir quelque chose de stupéfiant : Camille est un garçon. C’est vrai que je ne l’ai jamais vu en robe, qu’il porte les cheveux longs comme son père d’ailleurs. Plusieurs éléments ont contribué à m’induire en erreur.
Cette découverte me perturbe profondément. Camille exerce sur moi une attraction qui me dérange, car j’ai conscience que cela vient de mon imaginaire, et non pas d’elle… De lui. Je me représente à son âge, et je me demande ce que j’aurais pensé ou ressenti si un ou une adulte avait éprouvé pour moi ces émotions qu’il provoque sans le savoir.
Heureusement, je n’ai pas que Camille en tête, et je me consacre à toutes sortes de tâches routinières qui m’évitent de penser. Mais c’est par là justement que je finis par le retrouver. En l’absence de sa mère, et son père étant occupé de son côté, c’est à moi qu’il commence à s’adresser pour lui trouver de quoi petit-déjeuner, ou pour soigner un bobo, voire pour lui trouver du linge propre. Normalement, cela aurait dû m’agacer d’être sollicitée pour cela à la place de ses parents désinvoltes et peu responsables. En fait, je me retrouve heureuse d’une complicité qui nait entre nous. Quand il est près de moi, son odeur de sueur enfantine, de gamin pas toujours bien lavé, me met dans un état bizarre, comme si je revenais en arrière à mes dix ans insouciants, redevenue une gamine en train de copiner avec un gamin.
Nous commençons à nouer une relation étrange. Il use de moi comme d’une maman de vacances, comme on parle d’amours de vacances. Sa manière de se lover à l’improviste au creux de mon épaule, me surprend, me plait, et me gêne à la fois. Comme je suis petite de taille, avec peu de seins et peu de hanches, on pourrait me prendre pour sa grande sœur, ou il pourrait presque me faire passer pour son amoureuse de cour de récré. J’exagère un peu. Mais je me demande s’il est conscient de cette ambiguïté que je ressens, de cet embarras.
Je le sens en demande de protection, et je me sens un devoir de protectrice. En même temps, il manifeste un abandon avec moi, contre moi, où passent comme en contrebande d’autres sensations qui n’ont pas leur place. Je me contente, et c’est déjà beaucoup, de savourer sa présence attachante, tendre. Si l’image n’était pas excessive, je dirais que j’ai l’impression, dans cette relation avec lui, de manipuler de la nitroglycérine dans du cristal. Moi qui me trouve froide, tenant mes émotions à distance, j’éprouve pour cet enfant un sentiment puissant, quelque chose entre le sentiment maternel et une forme d’amour qui n’a pas de nom.
Cette relation a duré trois ans, puis l’adolescence est venue, et Camille s’est éloigné naturellement de moi.
Trente ans plus tard, j’ai eu la surprise d’un appel téléphonique de sa part.
Il a quarante-deux ans, est resté célibataire. J’en ai cinquante-six, et je suis dans une période creuse côté amours. Il a encore les cheveux longs, et une barbe légère, des traits affirmés, mais sans dureté. Un beau gosse toujours. Je me demande s’il peut maintenant se passer quelque chose entre nous, et lui aussi peut-être. Mais non. Il ne me fait pas d’ouverture, et je ne suis pas tentée. Non. La jeune fille de vingt-trois a aimé d’un drôle d’amour l’enfant qu’il a été, et une femme de cinquante-six a devant elle un bel homme affable, certainement plein de qualités, mais c’est tout. Il m’a quand même éclairé sur la façon dont il me percevait du haut de ses neuf à douze ans. Il me voyait comme une enfant, mais adulte.
Episode 33 : Amour, amour-propre
Épisode 35 : Intense, mais à côté