Il s’agit de dénier la réalité insupportable, de tout faire pour la refuser, l’annuler, ne pas en tenir compte. Le problème, c’est que refuser de voir la réalité ne permet pas de la changer. Ni même de l’affronter. C’est une fuite. Un aveuglement. Et les conséquences sont souvent lourdes à porter. La réalité finit par s’imposer et ce qui était dénié refait alors surface avec une violence ravageuse. D’autant que, pour maintenir la barrière d’aveuglement, pour réussir à vivre avec la fiction construite pour ne pas voir ce qui fait mal, sont nécessaires de nombreuses entorses avec la réalité gênante.
Ainsi s’accumulent les mensonges, secrets, cécités, non-dits et interdits de penser. Car avec la réalité rejetée, sont écartés des souvenirs, des pans entiers de la mémoire, des personnages, des attachements, voire des enfants.
Suite des aventures sentimentales (et sociétales ?) d'Eve Adam, en réalité Christine Adam, écrivant sous le pseudonyme d'Hélène Grenier.
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"Cher Monsieur Desvaux Veeska,
Excusez-moi d’intervenir encore dans vos publications. Vous me forcez à relire ce que j’ai écrit et que je croyais avoir… perdu ? ou abandonné ? ou jeté ? Je me relis, je ne suis pas sûre que vous ne trafiquiez pas un peu mes textes car je ne m’y retrouve pas toujours. Et du coup, alors que je pensais avoir mis mon stylo (mon ordi, en fait) à la retraite, je me suis mise à griffonner encore et encore. Et je me permets de vous envoyer de nouvelles pages pour encombrer un peu plus votre projet bizarre consistant à ramasser les souvenirs de personnes que vous ne connaissez pas. »
Nous sommes en 2021. Voici dix ans, j’ai tenté de me débarrasser de ces vieux cahiers où j’avais consigné des souvenirs d’enfance, d’adolescence, de jeunesse. J’ai même cru m’en débarrasser, mais, acte manqué ou pas, ces écrits ont ressurgi sur internet. Pourquoi ? Comment ? Avec un petit effort de mémoire, je me souviens d’une valise, de cartons remplis de papiers. Oui, je l’avoue, je ne suis pas parvenue à les jeter, ni même à les oublier. Je les ai laissés là où j’espérais que quelqu’un les trouve et en prenne soin, comme jadis on déposait un bébé non désiré au seuil d’un couvent pour qu’il soit pris en charge. Et mon bébé est réapparu, avec dix ans de plus. Aujourd’hui, 6 juin 2021, c’est dimanche, je m’accorde un temps pour entreprendre quelque chose de… De quoi ? Inutile ? Futile ? Dispensable ? Ecrire des mots les uns à la suite des autres, pour narrer un épisode de ma vie de femme mariée, pour une lectrice, moi, un lecteur, vous. Et peut-être quelques autres qui vont y retrouver des traces de leurs propres expériences. Je vais revenir sur cet épisode de ma vie, non pas tel que je l’ai réellement vécu, c’est impossible, mais tel que je peux le retranscrire avec mes mots, et selon mon ressenti actuel de femme de 68 ans, divorcée d’un homme et remariée avec une femme, ces trois données n’étant par ailleurs qu’une description réductrice de ce que je suis."
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En 1984, Sylvain et moi nous venons tout juste de nous rencontrer et projetons d’emblée d’habiter ensemble. Cela fera partie de notre petite légende intime qui sera déchirée par le divorce : " du jour où l’on s’est rencontrés, on ne s’est plus quittés, on a tout de suite habités ensemble. " Sylvain vient d’échouer à son concours d’entrée dans une grande école de commerce, et je viens de mettre fin aux onze ans de vie commune et de projets avec Nicole et Catherine dans notre communauté d’Ardaven, où notre nom " les Nice Vice " vit aussi ses derniers mois. Sylvain et moi nous sommes en quête d’un nouveau départ, et nous pensons trouver en l’autre un appui, un complément. Il a dû voir en moi une femme à la fois artiste et audacieuse, qui satisfaisait à deux aspirations, son goût de l’esprit d’entreprise, et son désir de mettre un peu de glamour dans son projet professionnel. En quoi je le décevrai, quand il découvrira l’artiste aux réussites et aux échecs modestes, solidement dépourvue d’ambition. De mon côté, j’ai cru voir en lui quelqu’un de rassurant : qu’il aspire à travailler dans la banque me plaisait, allait dans le sens de ma recherche d’une vie plus adulte, voire plus conforme, voire plus conformiste, en laissant enfin de côté mes amours adolescentes de plus en plus inappropriées.
C’est Sylvain qui a parlé le premier de mariage. Pour ma part, une vie en concubinage ne me dérangeait pas, mais sa proposition m’a plu, m’a revalorisée à mes yeux. En même temps, je n’étais pas tout à fait sûre qu’il était la bonne personne, mais je me suis dit : si ça ne marche pas, on pourra toujours divorcer. Puis nous avons annoncé notre projet à nos familles.
Jusqu’au moment où, quinze jours avant la date annoncée, Sylvain a fait une crise de doute. Je le revois se mettre soudain à s’énerver un matin, à propos d’une broutille, je n’avais pas refermé un tube de dentifrice, dérivant sur de grandes remises en question, " je ne me sens pas prêt à partager culottes et sous-vêtements sales… " Ce matin-là, je m’étais réveillée dans une humeur normale, et j’ai été prise au dépourvu par cette scène. Je me suis approchée de lui, j’ai enroulé mes bras autour de son cou et posé ma tête sur son épaule, je lui ai murmuré des mots doux, précautionneusement. J’étais tétanisée, affolée à l’idée qu’il remette tout en question. Je le crains, moins par amour pour lui, pour ce qu’il était, que par attachement à ce projet de mariage, et de sécurité affective que j’y trouvais.
Je pense que j’avais développé prématurément mon esprit routinier, tenant pour acquise notre union, et qu’il a pressenti celle que j’étais réellement, pas une artiste selon l’idée romantique qu’il avait pu s’en faire, ni quelqu’un de très douée pour la promotion sociale. J’étais juste moi, avec mes limites.
Nous nous sommes mariés en hiver, le 21 décembre 1985. Je ne savais pas que je commémorerai le 21 décembre plus tard pour une autre raison, ce sera l’anniversaire du décès de mon père. Ironie des coïncidences de dates.
J’avais trente-deux ans, et j’étais peu au fait des traditions à respecter pour un mariage. Sylvain non plus, m’avouera-t-il plus tard. Sa mère, devinant ses lacunes, avait pris la précaution de l’informer qu’il lui fallait commander chez un fleuriste un " bouquet de mariage ". Il n’avait pas compris le principe, et commandé un gros bouquet à mettre dans un vase, et pas le petit bouquet que j’étais censée tenir, qu’il a fallu improviser en bidouillant à partir du gros bouquet. Venant de ma communauté " Nice Vice ", je n’avais même pas l’idée de ce qui se faisait ou ce qui ne se faisait pas, et Sylvain attendait de moi une prise en main de ces questions quand j’espérais autant de lui. Heureusement, il a su prendre quelques initiatives, comme m’entraîner à aller acheter deux alliances. Pour moi, venant de ma communauté libertaire et frugale, dépenser deux fois cinq-cents francs pour de petits anneaux d’or de rien du tout ne me serait pas venu à l’esprit toute seule, tant cela était loin de mes habitudes et de mes représentations, mais j’ai pris cela comme une entrée initiatique dans ma vie adulte. Puis il m’a fallu choisir une tenue de mariée. Hors de question alors que je m’affuble d’une vraie robe de mariée avec traîne, voile et dentelles. J’opterai pour un élégant mais simple tailleur ivoire, ce qui représentait déjà pour moi un effort considérable : à trente-deux ans, le premier (et dernier) tailleur de ma vie. Sylvain choisira pour lui-même un " spencer ". Mes parents nous ont offert sept-mille francs pour la fête de mariage, et Sylvain apportait la même somme : dépenser autant d’argent pour une soirée me paraissait alors astronomique, tellement j’étais habitué à vivre avec un budget minimaliste. (Trente ans plus tard, je découvrirai les exigences bien différentes d’un mariage kinkurkh !). Et Sylvain, avec son salaire de petit cadre bancaire, me paraissait un appui solide et rassurant après la fin mélancolique des Nice Vice.
Tôt, le matin même du mariage, j’avais rendez-vous pour ma coiffure. Emportée par l’effervescence progressive des préparatifs, je m’étais laissée entraîner à m’offrir (encore une première fois) un nouveau look, pour changer de mes cheveux mi-longs que je coupais moi-même. Je me suis présentée au salon de coiffure avec un modèle trouvé dans un magazine, où mes cheveux auraient dû être répartis en un chignon, et une longue frange jusqu’au ras de ses yeux. Mais la coiffeuse maladroite a raté ma frange, la coupant trop court. J’étais consternée. Quand Sylvain m’a vue revenir, furieuse, il a été plus surpris par ma grosse contrariété que par ma coiffure ratée, et sa réaction tempérée m’a rassurée.
J’écris cela dimanche 6 juin 2021, conscient du caractère assez vain, ou absurde, ou ridicule, de passer du temps à raviver des souvenirs dont certains sont microscopiques. Mais c’est aussi pour m’aider à relativiser les nombreuses et inévitables contrariétés que l’on rencontre jour après jour. Par exemple, hier, mon lundi a été gâché par un plantage de mon vieil ordi (sept ans !). Recherche des causes de la panne. Temps perdu à consulter des FAQ, ou à lire en diagonale des diagnostics de dépannages avec leurs arborescences labyrinthiques qui nous font régulièrement retourner à la case départ. Recherche d’un nouveau PC sur internet. Lecture des avis. Mais au fond, ai-je besoin d’un nouveau PC ? Ce n’est peut-être rien, on va me le réparer facilement. Ou bien on va me facturer une grosse réparation presque le prix d’un PC neuf ? Voilà. J’ai écrit ces lignes pour me projeter quelques années plus tard, quand tout cela ne sera plus que des mots presqu’attendrissants tant je suis capable d’encombrer mon esprit avec du rien.
Je reviens aux souvenirs de mon premier mariage. C’est là que je mesure l’effet de propagation des ondes négatives d’un divorce dans une vie : les souvenirs des jours heureux en couple ou avec les enfants petits, ne sont plus possible à évoquer, à partager. J’ai gardé les albums de ce temps, qui prennent la poussière dans une étagère du séjour. Sylvain est parti sans les réclamer. Et heureusement, Azin ne m’a pas demandé de les jeter. Mais je ne peux même pas les regarder avec mes enfants, car cela pourrait passer pour une forme d’infidélité à l’égard d’Azin.
Notre mariage a été très simple, et je ne me suis même pas rendu compte, à l’époque, que cela a pu faire jaser, notamment dans la famille de Sylvain, issu de la bourgeoisie lilloise aisée. La cérémonie à la mairie s’est déroulée rapidement, je ne me souviens plus si c’est le maire en personne ou un adjoint qui nous a mariés, assisté par un employé de mairie obèse et négligé. Nous n’avions pas engagé de photographe, comptant simplement sur les photos prises par les membres de nos familles respectives, plus quelques photos prises par Sylvain dans le restant de la journée.
Une partie de la famille de Sylvain est arrivée après la célébration, débarquant devant la mairie en tenue de voyage et avec leurs valises, n’ayant pas eu le temps de se changer, retardés par une grève SNCF. Puis nous nous sommes rendus à pied à notre logement. Le parrain de Sylvain, fondateur et PDG d’une entreprise de BTP, avait loué une grosse Mercedes spécialement pour nous, mais nous avions cru que c’était simplement sa voiture habituelle et nous sommes partis à pied en déclinant distraitement son invitation à monter dedans. Pour que la limousine serve à quelque chose, c’est la mère de Sylvain qui profitera de ses larges fauteuils en cuir sur les cinq-cents mètres nous séparant de notre logement, où nous avions prévu le cocktail. Notre logement : un modeste duplex sous les toits, où l’on accédait par un escalier étroit entre des murs jaunis. J’avais acheté par une vague relation du Champagne sans étiquette, que l’on me certifiait comme du Laurent Perrier.
Pour le repas et la soirée, nous avions privatisé un restaurant place de l’église. Ce modeste établissement ne devait pas avoir souvent l’honneur de recevoir un mariage, et quand nous sommes arrivés, il n’y avait pas le moindre bouquet de fleurs, et la déco était minimaliste. Avec tous les invités, nous devions être trente ou trente-cinq personnes tout au plus. Le repas s’est révélé aussi modeste sur le plan de la gastronomie que sur celui de la présentation. Avant ou après la pièce montée, Sylvain et moi nous avons ouvert le bal. J’ai fait de mon mieux, lui aussi. Quelques personnes ont dansé, mais la soirée ne s’est pas terminée bien tard. Nous étions en décembre, beaucoup étaient fatigués. Et voilà, nous étions partis pour quatorze ans de mariage, en attendant ce mois d’août 1999 où Sylvain m’annoncera que nous allions divorcer. " Tu verras, cela va bien se passer ", me dira-t-il en souriant, heureux de cette nouvelle vie qu’il voyait alors se déployer devant lui.