L’univers est un lieu froid… Dès la naissance, il nous faut énormément d’amour pour nous persuader de survivre.
Suite des aventures sentimentales (et sociétales ?) d'Eve Adam, en réalité Christine Adam, écrivant sous le pseudonyme d'Hélène Grenier.
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Victor, le jour de sa naissance, ce 25 novembre 1986, a trente-trois ans de moins que moi, sa mère. Et j’ai moi-même trente-trois ans de moins que ma mère qui en a soixante-six. Egalité. Mais entre Victor et moi, entre moi et ma mère, le degré d’intimité n’est pas le même, le temps fait son œuvre. Ce 25 novembre, Victor va livrer son premier combat, pour sortir de moi, et Sylvain va devenir père, en tout cas du point de vue de l’état-civil.
La journée a commencé pourtant par un autre sujet, un rendez-vous professionnel à la maison, sous les toits de notre petit duplex au Plessis. L’adresse sonne joliment : 20 avenue Marie-Coralie. Coralie est aussi le prénom d’une de mes ex-chéries. J’aurais bien aimé ce prénom pour un bébé fille, après tout pourquoi pas Coralie pour habiter avenue Marie-Coralie. Mais Sylvain, ayant connu Coralie et sa relation avec moi, n’adore pas le prénom. Ce jour-là, nous recevons un couple d’apprentis éditeurs (néophytes), venus prendre contact avec moi pour un projet de roman. La dame est la maman d’une autre de mes ex-copines, et le monsieur, son nouveau compagnon, un médecin.
Mes ex-copines prennent beaucoup de place dans ma tête, pourtant je suis heureuse d’être mariée avec Sylvain, j’aime qu’il soit le père de mon enfant, j’ai l’impression de grandir en étant une épouse et bientôt une mère. Parfois, attention, on devient vieux avant même d’avoir grandi.
Je déballe mes manuscrits devant le couple de visiteurs : - On peut fumer ? s’enquièrent-ils ? À l’époque, le tabac n’est pas autant l’objet de réprobation qu’aujourd’hui. Pas de problème. Ils allument chacun une cigarette, puis une autre, et encore et encore, cigarettes sur cigarettes. Cela devient une véritable tabagie et soudain, vers 17 ou 18h, je… perd les eaux.
Affolement, nous plantons là les deux enfumeurs qui s’éclipsent gênés, et attrapons la valise de naissance heureusement prête car j’ai bien fait les choses. Notre voiture est à proximité, c’est un vieux break Citroën tout rouillé et cabossé mais nous avons confiance, nous filons vers l’hôpital. Sur le chemin, une voiture est arrêtée avec les warnings et bloque la rue. Sylvain descend de voiture pour les houspiller et les faire dégager : - Urgence ! Ma femme est sur le point d’accoucher ! On arrive à l’hôpital, à l’accueil on demande à Sylvain des documents pour l’enregistrement de mon arrivée, il ne comprend pas, on piétine devant le guichet d’accueil, je me sens terriblement mal, on finit par m’emmener et m’installer dans une salle de travail. Je me retrouve seule avec Sylvain, je me tortille de douleur sur un lit en hauteur sans rambarde. Mon mari futur papa a peur que tombe son épouse future maman.
Cela dure un bon moment, je souffre, je ne sais pas où j’en suis, Sylvain ne sait pas quoi faire. Dans un brouillard, je vois la sage-femme qui pointe le bout de son nez de temps en temps et, quand je commence à me croire abandonnée, oubliée, je suis enfin emmenée en salle d’accouchement. Comme j’ai suivi une préparation à l’accouchement sans douleur par le yoga, je n’ai pas pris de péridurale. Et j’endure, je gémis. Les contractions durent un temps interminable.
Sylvain me racontera la suite de son point de vue : il voit enfin la tête du bébé apparaître, mais elle parait coincée. La sage-femme tire sur le crâne, tire, et ça dure de longues minutes sans que la tête arrive à passer. Puis ça vient soudain tout d’un coup, en quelques secondes, mais il est effrayé de découvrir la tête du bébé avec son crâne déformé, tout allongé, qui fait penser à E.T. Il a l’impression de voir un monstre. La sage-femme le rassure en lui assurant que tout est normal, le crâne va reprendre très vite un volume ordinaire. Ce sera le cas. Mais mes cris, le sang, le placenta, la tête difforme à la naissance… Sylvain ne s’attendait pas à un tel scénario, et moi non plus.
Enfin, à 23h10, le bébé est là, la calme revient… Pas pour longtemps. Alors que l’accouchement s’est déroulé sous une lumière douce, et tandis que nous savourons quelques minutes, ou simples secondes d’accalmie après l’effort, l’équipe de relève arrive, en poussant bruyamment des chariots métalliques, en allumant tous les néons d’un coup. Bienvenue, Victor, dans un monde bruyant et efficace. On peut être silencieusement, doucement efficace, et même plus efficace qu’avec du bruit et de la technique indifférente, mais à l’hôpital certains le savent, pas tous.