Si on m’avait demandé avant de naître ce que j’aurais voulu être, j’aurais dit un arbre, un pommier qui vit sous le soleil et sous la pluie. Ce serait mieux, un monde plus petit, avec une montagne, un nuage, une campagne et une mer, un monde où on voit tout en une seule fois…
Suite des aventures sentimentales (et sociétales ?) d'Eve Adam, en réalité Christine Adam, écrivant sous le pseudonyme d'Hélène Grenier. L'épisode précédent est paru en juin 2023, celui-ci m'a été envoyé en septembre 2023, et je le publie seulement maintenant, en janvier 2025. Le caractère aléatoire des dates d'apparition de ces textes, comme l'identité sous forme de poupées russes de son autrice, sont peut-être à prendre comme un effet de style. Aucune vie n'est simple, ni toujours linéaire et cohérente. Pourquoi un récit le serait ?
Tous les épisodes (du dernier au premier)
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6 mars 1988, naissance de Bérénice
Ce dimanche 6 mars 1988, nous étions partis de bon matin Sylvain et moi, avec Victor âgé de quinze mois, pour une excursion à laquelle tenait Sylvain, au volant d’une vieille Jeep de l’armée américaine sur des petites routes de campagne à une heure de Paris. Le petit patron de l’entreprise de location de ces véhicules de collection consentait à laisser le volant, en revanche il devait pour des questions d’assurance rester avec nous dans la voiture. Pour une balade en amoureux, ce détail manquait de glamour. Je n’étais pas à ça près, avec mon gros ventre (Bérénice était annoncée pour dans quinze jours), et la surveillance de Victor qui gigotait entre mes jambes en se demandant ce que nous faisions. Le temps était doux, ensoleillé, et heureusement car la voiture n’avait pas de capote, comme nous d’ailleurs quand nous avions conçu Bérénice. Et justement, au bout d’une petite heure de promenade assez secouée, Bérénice a décidé de descendre de voiture, le seul problème étant qu’elle était dans le ventre de sa mère, dans mon ventre donc. Heureusement, nous étions proche de la fin de la balade, et nous avons pu sauter dans notre vieux break Renault qui nous a paru soudain ultra moderne, rapide et confortable par rapport à la Jeep des années quarante. En quarante minutes, nous arrivions à la clinique où j’avais prévu d’accoucher, au Plessis.
Bérénice s’est révélée une bonne petite, se frayant un passage sans problème pour venir au monde. Sans doute a-t-elle eu hâte de sortir après toutes les secousses que nous lui avions fait subir.
En revanche, Victor n’a pas vraiment apprécié cette journée où sa petite routine quotidienne n’a cessé d’être bouleversée, tout ça pour voir ses parents le faire passer soudain au second plan et s’émerveiller devant un drôle de petit être à l’air chafouin et pas vraiment intéressant.
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11 juin 1990, naissance d’Élie
Élie est né le 11 juin 1990. Quelques semaines plus tôt, après la dernière échographie, j’ai annoncé à Sylvain : " - C’est un garçon ". Il m’avouera avoir été un peu déçu, il se serait bien vu papa d’une deuxième petite fille, mais ce jour-là, il prend l’information comme elle vient. Le 9 juin, alors que je suis enceinte jusqu’au cou, c’est ma sœur Marie, dans le même état que moi, qui œuvre en premier et donne naissance à Laura. Mon bébé ne devrait pas tarder. Il va falloir trouver une solution pour faire garder Victor, le grand frère de cinq ans, et Bérénice, la grande sœur de trois ans. Surtout si le petit dernier décide de débarquer en pleine nuit. Sylvain et moi nous nous sommes arrangés avec nos voisins de palier, un jeune couple avec qui nous avons sympathisé. Lui est ouvrier menuisier, elle coiffeuse. Nous avons dîné un soir chez eux, où la décoration n’était composée que de leurs photos de mariage. Ce qui ne les empêchera pas de se séparer peu après. Quelques jours avant la naissance, une fausse alerte m’a conduite à la maternité, et nous avons confié Victor et Bérénice en pleine nuit à ces aimables voisins. Il ne faudrait pas abuser de leur gentillesse, et heureusement, la fois suivante sera la bonne et en plus, à une heure commode : Élie va manifester son désir de voir le jour dans l’après-midi de ce 11 juin, et naître précisément à 15h55.
J’ai cette fois accepté la péridurale, et Élie fait son entrée dans ce monde sans me faire hurler, mais lui, si. Bien que la sage-femme ait assuré l’essentiel du suivi de l’accouchement, c’est le médecin qui intervient au dernier moment pour cueillir le bébé et le poser sur mon ventre. J’ai le temps d’observer qu’Élie a un bras bizarrement enroulé autour du cou, et la sage-femme le remet en place comme s’il s’agissait d’une forme en caoutchouc. Puis une infirmière le prend par les pieds, le nettoie vigoureusement, intérieur, extérieur, lui fait une piqûre : tout se passe très vite et je suis choquée par cette façon très utilitaire de manipuler le bébé comme une chose, un bébé de plus dans une chaîne de production de bébés.
Après, il va falloir présenter le nouveau venu à son grand frère et à sa grande sœur. Pour faire passer la pilule, si on peut dire, deux gros jouets (une pelleteuse jaune, et une poupée) ont été déposés à côté du bébé dans le berceau. Victor regarde la pelleteuse et son petit frère avec méfiance : voilà un nouveau concurrent sérieux avec qui il va devoir partager l’affection de sa maman et de son papa. Bérénice néglige la poupée en plastique bien lisse et bien habillée, mais s’intéresse beaucoup plus à celle toute chiffonnée et empaquetée qu’on lui présente comme son petit frère, ce qui la laisse perplexe mais lui parait prometteur. Victor sera moins convaincu de l’intérêt d’avoir un petit frère, et il dira dès le 13 juin : - On va tuer le loup… On va tuer le p’tit loup… On va tuer le tout p’tit loup… Parce qu’il m’a mangé ma maman.