Les carrières artistiques m’ont toujours paru très risquées, l’aspirant ayant toujours infiniment moins de chances de créer une œuvre durable que de devenir, disons, astronaute.
Suite des aventures sentimentales (et sociétales ?) d'Eve Adam, en réalité Christine Adam, écrivant sous le pseudonyme d'Hélène Grenier.
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[Un lundi de début 2025, après une nuit traversée de rêves fatigants où je me suis vu aux prises avec toutes sortes de soucis normalement réservés à la vie diurne et active (car les rêves sont parfois dans le registre du bizarre, et d’autre fois dans celui du prosaïque, et ceux-là nous cueillent au réveil comme si on sortait d’une journée de travail), j’ai eu l’idée (ou l’impulsion inexpliquée ?) de fouiller dans le carton des manuscrits d’Hélène Grenier d’où j’ai exhumé un papier froissé, tâché, qui paraissait avoir été méticuleusement chiffonné, puis replié soigneusement. Ce papier contenait un texte qui m’a dérangé. Pourquoi l’avait-elle manifestement mis en boule, puis rattrapé dans la poubelle et tenté de le lisser à nouveau ? Ne pouvant pas la contacter directement, car je n’ai pas ses coordonnées, j’ai publié ce manuscrit sur mon blog pour lui donner une chance de tomber dessus et la faire réagir. Elle a pris quelques semaines pour cela, et je trouve que c’est bien : retrouver une certaine lenteur dans la correspondance, comme si nos lettres prenaient le bateau et traversaient un océan avant de nous parvenir.]
« Cher Monsieur Desvaux Veeska, je ne sais pas si je dois vous remercier ou pester contre vous, quand je vous vois ressortir tous ces vieux écrits que j’avais oubliés, et même oublié de jeter. J’y retrouve une problématique qui a longtemps agité mes pensées au long de ma « carrière » d’artiste auto-entrepreneur, problématique maintenant derrière moi, d’autant que l’on vient de me diagnostiquer un cancer du sein, ce qui bouleverse quelque peu la hiérarchie des priorités dans une existence. Cancer du sein, ou cancer du sien, du mien, du tien ?
Le titre de ce texte et « Je ». Et en effet, aujourd’hui, les artistes sur le devant de la scène sont moins vus comme des éclaireurs, de simples humains qui donnent du sens et du goût à la vie. Que comme des marques qui doivent se faire une place sur le marché, conquérir et fidéliser une clientèle, acquérir et défendre une cote. Les instance professionnelles des artistes consacrent plus de temps à des formations « comment se faire connaître, utiliser les réseaux sociaux, etc » qu’à des débats esthétiques et philosophiques. Les décennies précédentes ont vu apparaître et disparaître quantité de mouvements artistiques, aujourd’hui ce sont des artistes individuels les têtes d’affiche. Le milieu de l’art a rejoint la tendance générale d’atomisation de la société « la société n’existe pas, il n’y a que des individus » proclamait Margaret Thatcher. De ce fait, le risque pour chaque artiste est d’avoir tendance à se percevoir comme un compétiteur plus ou moins doué ou chanceux ou productif, au lieu d’exercer simplement son art à sa mesure. Il y a une citation d’Angelus Silesius que vous mettez sur votre blog : « La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, sans souci d’elle-même, ni désir d’être vue. » Eh bien, j’en suis arrivé là : je ne suis pas une rose, peut-être une simple pâquerette comme celles que les tondeuses à gazon éradiquent régulièrement. Et j’ai retrouvé aussi cette pensée de Chesterton : « Autrefois les hommes chantaient en chœur autour d’une table ; maintenant c’est un seul homme qui chante, pour la raison absurde qu’il chante mieux. Si la civilisation l’emporte, bientôt un seul homme rira, parce qu’il rira mieux que les autres. » Je ne chante pas mieux, je ne peins pas mieux, je n’écris pas mieux, mais je chante, je peins et j'écris là où je vis, sans chercher à me faire connaître plus que ça : la compagnie des personnes amies qui m’entourent, aussi peu médiatiques que moi, suffit à mon bonheur, et me donnent un puissant sentiment de liberté dans une société (attention, je vais dire un gros mot) capitaliste, qui ne raisonne, ou ne déraisonne, qu’en terme de quantité, d’argent, de pouvoir.
Pour en revenir au texte que vous avez exhumé, il témoigne qu’au moment où je l’ai écrit, je n’étais pas encore tout à fait sur cette position de retrait : c’est sans doute une question d’âge. Le temps m’est compté avant de disparaître, et je ne veux pas le gaspiller à courir. Encore une petite dose de Chesterton : « S’il y a une rupture dans l’histoire morale de l’humanité, c’est le jour où l’on a cessé de considérer la vie comme une danse pour n’y plus voir qu’une course. ». Publiez ce texte ci-dessous que je ne renie pas, je le relis même avec une certaine compassion pour celle que j’ai été.
JE
Je suis une artiste minuscule et médiocre, voilà, c’est dit. J’écris beaucoup, mais sans lecteurs ni lectrices, je peins, un peu, rien de fondamental ni d’intéressant, ni de continu. J’aime écrire mais je n’aime pas ce que j’écris car je ne m’aime pas vraiment, je me tolère juste. Je suis tenue d’avoir d’autres occupations pour gagner ma vie, mais si j’avais de l’argent, je ne pense pas que j’aurais la matière, l’énergie, le talent pour en faire plus. Ça fait du bien de le reconnaître.
Je n’arrive pas à me penser autrement que comme une écrivaine parmi des milliers d’autres, et donc que rien ne peut faire remarquer, comme j’ai été une enfant parmi quatre autres, sans rien pour me faire remarquer. Dans écrivaine, j’entends surtout " vaine ".
Je suis aussi une obsédée sexuelle à mes heures, et d’autres fois la lecture d’un roman me plonge dans des rêveries sentimentales élevées. J’ai parfois des velléités de devenir mère maquerelle, mais en même temps je cotise à Amnesty international, je me disperse.
Je suis aussi affligée de pouvoirs inutiles, très spéciaux et difficiles à revendiquer, comme la capacité d’identifier l’année de création de la plupart des modèles de chaussures de marque.
Je suis à la fois nihiliste et intéressée, je me trouve inintéressante mais je fais parfois l’effort de plaire en passant pour une autrice noble et désintéressée, car je sais faire passer mon désintérêt pour du désintéressement.
J’ai l’impression que mes pensées alimentent les poubelles de ma commune. Je sens physiquement des restes de yaourts, d’emballages tachés, de sauces sur les mots que j’avais pesés, choisis. Ils ramollissent doucement mes phrases avec des moisissures tièdes.
Je ne sais pas pourquoi je suis devenu celle que je suis. Peut-être par imitation de mon frère aîné dont la vie ressemble à la mienne, mais je crains qu’il ait tout fait un peu mieux que moi. Ou parce qu’un jour ma mère m’a dit à douze ou treize ans que j’écrivais de jolies rédactions. Grâce à mes exercices de pipeau à l’école, j’aurais aussi bien pu devenir musicienne ratée, ou journaliste de troisième zone, ou cadre supérieure dépressive.
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