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Eve Adam 15 – l’un des pires fléaux de l’humanité

5 Décembre 2020, 16:05 Ecriture Hélène Grenier Atelier d'écriture Autofiction

Le goût, que j’ai affiné au point de déguster des boissons qui sentent la fenêtre, du pain rassis qui sent la vieille malle, des infusions qui sentent la messe. En théorie, il est difficile de comprendre des plaisirs aussi personnels, mais ceux qui en ont eu l’expérience les saisissent sans l’ombre d’une hésitation.

Gabriel García Màrquez, Vivre pour la raconter, 2002.

Episode précédent : Mai 68 chez les Jeannettes

Après quelques semaines, j’ai reçu cette lettre de Christine Adam.

Cher Monsieur Desvaux Veeska,


Dans un premier temps, j’ai été surprise, puis intriguée, de voir des textes que j’avais oubliés refaire surface. Je les ai relus au fur et à mesure que vous les avez publiés, mais j’ai fini par être gênée. En effet, si je suis bien l’auteur d’une partie de ces écrits, tous ne sont pas de moi et cela prête à confusion. J’avais, à une époque, commencé à recueillir à droite et à gauche des manuscrits abandonnés, comme d’autres collectionnent des monnaies ou des poupées anciennes. J’avais même le projet d’éditer un bulletin pour partager mes trouvailles. Les circonstances, et une certaine paresse de ma part, ou un doute sur la pertinence de mon projet, ont fait que cette affaire en est restée là. Et voilà que vous apparaissez, et reprenez à votre compte cette idée que j’avais laissée de côté. Pour ma part, j’ai arrêté d’écrire, et de collecter des textes, en repensant à cette phrase de Borges :

L’imprimerie, maintenant abolie, a été l’un des pires fléaux de l’humanité, car elle a tendu à multiplier jusqu’au vertige des textes inutiles.

Jorge Luis Borges (Utopie d’un homme qui est fatigué)

Au fond, je vous remercie de passer outre à cette idée désespérante. Oui, il se commet bien des textes inutiles, mais dans le domaine de l’inutile, on trouve plus grave. L’inutile n’est pas nécessairement nuisible. Et puis, j’aime lire les récits de vie, qu’elles soient extraordinaires ou banales, comme on pourrait aimer regarder des fourmis s’activer. Je ne sais pas pourquoi les fourmis font ce qu’elles font : elles ont sûrement un rôle que j’ignore dans la chaîne écologique, et nous avons besoin d’elles, comme de toute la diversité du vivant, pour exister, sans que l’on ne sache ni comment ni pourquoi. Alors décrire la vie des fourmis, la vie des gens, aligner des mots pour former des histoires, pourquoi pas ? À défaut de comprendre le sens de la vie, de telle ou telle vie, la raconter. Si vous avez le temps, l’envie, l’énergie, voire le talent de faire ça, allez-y ! Vous aurez au moins une lectrice : moi.

 

Souvenirs en Simca

Cet été 1969, j’ai 16 ans, et je ne suis encore jamais sortie de France. Si, quand j’étais petite, je me suis aventurée jusqu’en Belgique, parait-il, mais c’est peut-être une légende. A seize ans, je ne suis pas encore allée bien loin, mais au moins ai-je lu Les Chants de Maldoror, ce n’est pas si mal même si je l’ai lu dans mon lit dans ma chambre. Là, dans le sillage de mes trois amies de dix-huit ans, je rejoins le projet qu’elles ont formé, d’aller au Portugal. Pourquoi le Portugal ? Je ne me souviens pas. En 1969, le Portugal est une dictature sous la coupe du successeur de Salazar, Marcelo Caetano. C’est aussi un pays pauvre, qu’on pourrait classer dans le tiers-monde. Pour m’y rendre, je dois me faire établir un passeport, une autorisation de sortie du territoire, il faut changer des francs en escudos, mais aussi en pesetas pour passer en Espagne. Ce sont les débuts de l’aventure. Le voyage va donc se faire avec la pimpante Simca 900 de Catherine. Elle est bleu clair (la voiture, pas Catherine).


Voilà quatre jeunes filles indépendantes avec leurs bagages, serrées dans cette fière auto avec son puissant moteur de 900 cc, pour une première étape de 900 km. Après tout, ça fait un centimètre-cube de cylindrée par kilomètre. La route, exclusivement sur des nationales – ou départementales - est longue. À l’époque, l’autoroute est une denrée rare, et de toute façon, hors de prix. Route longue, mais avec rire et chansons – pas à la radio, la voiture n’en a pas, mais en live. Après dix-huit ou vingt heures de voyage, bercées par le vrombissement monotone du moteur qui relaie à son heure les rires et les chansons, nous arrivons sur un col désert des Pyrénées. Pour planter la tente, nous choisissons une éminence d’où la vue porte au loin. Chacune s’étire voluptueusement après cet exercice de confinement automobile subi depuis avant l’aube jusqu’après le crépuscule. Mais un orage se lève bientôt, éclairs, tonnerre, pluie… Et vent furieux qui emporte notre tente. Pour la retenir, il faut mettre la roue de secours dessus. Et nous voilà obligées de nous replier dans la minuscule voiture, pour une nuit peu réparatrice.


À l’époque, je tiens un journal de voyage, que j’ai perdu avec les poèmes qu’il contenait. Mais, si j’en crois d’autres poèmes écrits à cet âge-là, la perte n’est pas fâcheuse. J’ai quelques souvenirs épars, et d’abord d’un village espagnol où nous nous arrêtons pour la nuit. Un village de petites maisons blanches traditionnelles, auquel on accède par une piste en terre. On n’y trouve pas une seule voiture, mais des ânes. Un jeune espagnol de notre âge, stupéfait de notre arrivée, nous aborde puis ne nous lâche plus d’une semelle. Des jeunes françaises en vacances ici, venues en voiture ! Nous passons pour des extraterrestres. Il nous raconte qu’il n’y a pas d’électricité dans le village, sauf une enseigne lumineuse que nous apercevons en effet : c’est une publicité pour la compagnie chargée d’installer le réseau l’an prochain. Nous entendons pourtant le beuglement d’un électrophone : Johnny Hallyday. Puis le braiement d’un âne. Puis le calme revient. Le jeune espagnol tient absolument à nous inviter, nous demande notre adresse à Paris, mais il se montre un peu collant, et nous préférons installer notre campement sur les ruines d’une habitation, avec pour moquette des éboulis.


D’autres souvenirs épars me reviennent. Que ce soit pour le passage par l’Espagne, ou le voyage au Portugal, nous avons pris le parti d’éviter les endroits touristiques. Les routes alors ne sont que des pistes, les villages rares et les commerces tout autant. Je me souviens d’achat de conserves rouillées. Elles font parfois pschitt à l’ouverture, nous hésitons à les consommer ; Je revois ces boucheries où la viande exposée à l’air libre bourdonne de mouches. Nous roulons, et aux heures les plus chaudes nous cherchons un coin d’ombre, un point d’eau.


Un jour, alors que nous roulons depuis des kilomètres sans trouver rien d’autre que la caillasse, la Simca 900 lourdement chargée gravissant péniblement la piste sous un soleil de plomb, nous croisons une zone en travaux. Des femmes, et des enfants de l’âge de l’école primaire, sont occupés à réempierrer la piste dans un virage, sous la surveillance de gardes civils armés. Nous passons en silence.


À l’heure de la sieste, obligatoire tant la chaleur est intenable, nous avons parfois des occupations de sales gosses. Nous découvrons que la campagne est truffée de fourmilières, peut-être une tous les dix mètres. Nous nous amusons à prélever une pelletée de fourmis ici pour la déposer là, afin d’assister aux combats sans merci qu’elles se livrent. Ou nous créons des voies de communication d’une fourmilière à l’autre pour observer ce qu’il se passe. Dans leur méfiance ou leur hostilité à l’étranger, les fourmis valent bien certains humains et réciproquement. Je me souviens d’autres jeux cruels, tel un gros criquet blessé posé dans une fourmilière. L’insecte d’une taille plusieurs fois supérieur aux fourmis, comme un éléphant parmi les humains, tente en vain avec ses pattes de se débarrasser des insectes qui l’escaladent, mais il est assailli de tous côtés. À un moment, il reste debout mais ne bouge plus. Des fourmis entrent et sortent par son anus et le dévorent de l’intérieur.


D’autres fourmis auront l’occasion de venger les troubles causés à l’ordre des insectes. Un matin, Nicole se réveille en me demandant, d’une voix transformée, si elle n’a pas quelque chose à la lèvre. En effet, sa lèvre est énorme, gonflée par une piqûre de fourmi. Et, écarquillant les yeux, nous nous rendons compte soudain que la couverture sur laquelle nous avons dormi est recouverte du grouillement noir et mouvant de milliers de fourmis. Nous nous levons en sursaut pour nous débarrasser frénétiquement des insectes qui courent sur nous dans tous les sens.


En-dehors de ces occupations fourmilières, les siestes sont propices à des occupations plus intelligentes. Je me rappelle mes lectures d’alors, faites avec beaucoup de concentration en l’absence de toute autre distraction : il s’agit des biographies d’Ibn Saoud et de Mustapha Kemal par Benoist-Méchin. Ces vies de dictateurs et grands réformateurs me fascinent, je m’imagine comme on peut le faire à seize ans un grand destin pour moi-même, portant haut le droit des femmes dans ces pays dont j’ignore tout. D’autres lectures, L’idiot, et Crime et châtiment de Dostoïevski, ne me laissent quarante-deux ans plus tard aucun souvenir précis, sinon celui d’une autre forme de fascination : la complexité obscure et incompréhensible des relations et des passions humaines. 
 

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Prochain épisode : Quatre filles, trois pannes, et retour

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