Qui peut se rappeler la première fois qu’il a vu la couleur jaune ou le noir, ou la première fois qu’il a discerné le goût d’un fruit, car il était sans doute alors très jeune et il ne pouvait savoir qu’il inaugurait là une très longue suite de perceptions.
[Suite des souvenirs d'Eve Adam, en réalité Christine Adam, écrivant sous le pseudonyme d'Hélène Grenier.]
1973 – Cet examen-là
J’ai déjà vingt ans, mais cela fait plusieurs années que je fais des efforts pour cesser d’être une gamine. L’adolescence ne m’est pas tombée dessus de bonne heure, ni clairement, et je dois me mobiliser pour faire ma crise comme les autres. J’ai vingt ans, et, problème, je n’ai encore jamais couché avec un garçon. Je suis timide, mal à l’aise en leur compagnie. Les années collège et lycée en école de filles ne m’ont pas aidée. Surtout, surtout, je ne suis pas attirée par eux, et incapable de me l’avouer. Mais j’ai passé mon permis de conduire, il faut aussi que je passe cette examen-là.
Mais avec qui ?
1973 – Ma première fois
Il s’appelle Luc. Comme mon frère, ce qui me gêne un peu. En même temps, Luc et Eve, ça sonne bien : deux prénoms simples et brefs. Il a cinq ans de plus que moi, assez grand, mince. Je sais qu’il vient de quitter, sans drame, la copine d’une copine, et donc qu’il est libre. Pour la première fois, je rencontre quelqu’un dont ce n’est pas la première fois. Il a l’air plus expérimenté que moi, et ce n’est pas difficile. Je ne ressens pas de réel désir pour lui, mais je suis quand même charmée par sa façon de me regarder. Il montre de l’assurance, et j’ai envie de me laisser faire, de me laisser guider. Il travaille dans l’édition, et pour moi qui anime notre modeste fanzine, « Nice News », c’est un élément de séduction. On s’est rencontrés à l’occasion d’une manifestation de la presse underground, et il me propose de l’accompagner à un salon de la bédé qui se déroule à Auxerre. Cela ne m’enchante pas de revenir dans cette ville où je n’ai que des mauvais souvenirs, mais tant pis.
Je revois des images de cette première fois : une chambre dans un bar-hôtel miteux, en haut d’un escalier étroit. Il se déshabille, je me déshabille. En découvrant son gros sexe dressé, je laisse échapper un oh ! de stupéfaction, que j’essaie de ravaler pour ne pas avoir l’air ridicule. Mais je remarque surtout son sourire en coin : il a l’air plutôt content de lui. Il s’approche de moi, me caresse, j’ai la chair de poule et je n’éprouve aucun plaisir. On s’allonge sur le lit, inconfortable. On est sur le flanc, face à face, j’essaie de lui rendre ses caresses, mais quand j’effleure son sexe, ma main a un recul réflexe, ça me fait trop bizarre. C’est la première fois que je vois une bite en train de bander. Ce gros gland rose luisant, je n’ai jamais vu ça, les images porno ne courent pas les rues en ce temps-là. Je n’en reviens pas, je ne sais pas quoi faire. Finalement, sans doute embarrassé par mon manque d’initiative, il écourte les préliminaires et essaie de me pénétrer, mais je suis sèche et contractée, il n’y arrive pas. Il renonce, se recouche sur le dos et regarde le plafond, et dit sur le ton de la blague : zéro sur vingt. Il n’a pas l’air d’en faire un drame, et du coup, j’ai un élan de tendresse vers lui. Après une pause cigarette, il recommence à me caresser, doucement, je me détends un peu, il essaie encore de me pénétrer mais ça ne passe pas. Gentiment il conclut pour cette fois : c’est pas grave, on n’est pas pressés.
Son attitude bienveillante me fait ressentir ce que je prends pour de l’amour. Malgré cette séquence de baise laborieuse et peu satisfaisante, il reste attentionné avec moi, et nous passons une journée agréable selon l’idée que je me fais d’un couple. Le soir revient, et on est amenés à se retrouver à nouveau dans le même lit. Cette fois, il arrive laborieusement à me pénétrer, j’ai l’impression d’une sorte d’acte médical intrusif mais pour mon bien. J’ai mal, aucun plaisir, mais à la fin, le sentiment du devoir accompli. Et puis il est gentil, tendre, drôle, et je pense que j’ai juste des progrès à faire.
Je me crois amoureuse et je découvre que Luc a l’art de manier le chaud et le froid avec moi. Parfois, il se montre plein de désir, d’attention, et d’autres fois, désinvolte. Arrivant très en retard à nos rendez-vous, ou annulant au dernier moment. Une fois, il m’invite chez lui pour ce que je crois un moment d’intimité. Je le découvre avec une copine plus âgée qui me toise d’un air averti et me met mal à l’aise. On passe une après-midi à trois où ils échangent des souvenirs communs en me laissant sur la touche, sans qu’il ne se passe rien d’autre. Ayant eu tellement de mal à trouver un garçon, j’endure ces contrariétés et humiliations en me racontant que c’est ça, la passion. En effet, j’ai le cœur qui bat chaque fois que je le vois, j’attends ses caresses, ses étreintes, non qu’elles me procurent du plaisir, mais pour me sentir désirée, normale. Pour le garder, je fais des efforts au lit, mais les sensations que j’éprouve, si elles cessent d’être désagréables et douloureuses, ne ressemblent pas non plus vraiment à du plaisir. Je suis quand même satisfaite de voir que j’ai ce pouvoir de transformer sa petite bite au repos en ce gros machin raide. Je me sens puissante. J’aime moins quand il l’approche de ma bouche avec l’air de vouloir me la mettre dedans. Et lui va parfois me faire des bisous en bas de mon ventre et je lui dis : ça ne doit pas sentir très bon.
Notre liaison s’installe ainsi dans la durée, même si je commence à percevoir qu’elle est un peu artificielle. Luc est gentil, mais je me rends compte qu’il n’est pas passionné… Et en fait moi non plus. Nous sommes ensemble en attendant mieux.
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