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Eve Adam 33 - Amour, amour-propre

par Hélène Grenier 30 Mai 2021, 10:00 Ecriture Hélène Grenier Atelier d'écriture Autofiction

L’attitude anti-lyrique, c’est la conviction qu’il y a une distance infinie entre ce qu’on pense de soi-même et ce qu’on est en réalité ; une distance infinie entre ce que les choses veulent être et ce qu’elles sont.
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Milan Kundera, L’art du roman, 1986.

[Suite des souvenirs d'Eve Adam, en réalité Christine Adam, écrivant sous le pseudonyme d'Hélène Grenier.]

Souvenir de l’été 1974. Dominique.

 

J’ai 21 ans, et depuis un an, j’ai enfin connu un homme. Luc a cinq ans de plus que moi, et considérant mon inexpérience tant sexuelle que sentimentale, il ne se prive pas de se jouer de moi, prête à toutes les contorsions pour le garder.

 

Mais cet été-là à Ardaven, il ne m’a pas suivie, redoutant sans doute la foule que nous nous apprêtons à recevoir. Nous avons en effet commencé notre première saison d’été et recevons d’emblée un public abondant, qui se renouvelle au rythme de la durée des stages, tous les dix jours. Et pour moi qui n’ait connu jusque-là qu’un monde pur et exclusif de filles, au collège, aux jeannettes, au lycée, je vois débarquer tous les dix jours de rares mais perturbants intrus parmi les bataillons de jeunes amazones inscrites à nos stages.

 

Très timide, je me sens plus d’affinités parmi les arrivantes avec les très jeunes filles, celles de quinze ans, seize ans, comme si je voulais croire que j’avais moi-même encore cet âge-là. Dès la première semaine, je cherche à copiner avec Marie, mais elle trouve vite mieux à faire. Un intrus masculin, Joël, lui parait vite plus intéressant que moi. Joël, 22 ans, et Marie, 15 ans, resteront même en couple quelques années, avant de se séparer, et quarante ans plus tard, j’aurais l’occasion de croiser à nouveau leur chemin : ils sont restés amis, Marie, mariée, divorcée, mère de famille, et Joël, célibataire, artiste doué et attachant.

 

Dans un nouveau groupe arrivé juste après celui de Marie, je remarque un garçon avec de longs et magnifiques cheveux blonds, qui le font ressembler à un prince vénitien peint par Botticelli. Mais malgré des regards échangés, il m’intimide : je le trouve dédaigneux, trop beau gosse pour moi qui me sens gamine (mais il ne le sait pas) Le stage se déroule, un autre groupe arrive, et j’ai la surprise de trouver au courrier la semaine suivante une lettre du beau ténébreux qui m’apparaît comme une sorte de déclaration, ce qu’elle était au vu de la suite des évènements.

 

Après une correspondance régulière, et qui nous a sans doute échauffés, j’ai le souvenir de mon premier rendez-vous avec lui, dans sa chambre de lycéen, en l’absence de ses parents évidemment. Dominique me paraissait éthéré et inaccessible, mais je découvre qu’il est beaucoup plus concret que dans mon imagination. Alors que je me cantonne à une prudente réserve, sans doute gênée par l’environnement très masculin de sa chambre, il finit par me brusquer gentiment mais fermement en me faisant comprendre qu’il attend plus. Je suis prise au dépourvue par son insistance pressante et peu romantique, mais je me laisse faire ? Sans réel plaisir, ni déplaisir, juste étonnée voire agréablement surprise de faire tant d’effet à ce beau garçon. Je ne me souviens plus de l’issue de l’après-midi, je ne pense pas l’avoir entièrement satisfait, sans penser que je n’étais pas moi-même satisfaite.

 

L’été suivant, j’ai le souvenir qu’à l’issue d’une partie de jambes en l’air un peu laborieuse, il dira en passant qu’il faudra quand même que je fasse des progrès si on veut continuer ensemble. Cela dit tandis que nous échangeons par ailleurs des correspondances hautement énamourées.

 

L’été suivant, Dominique me rejoindra pendant la saison de stage. J’ai appris que pour moi, il a quitté son amour de jeunesse, Patricia. Mais Patricia a décidé de venir en stage à Ardaven. Ça ne me dérange pas plus que ça, je me sens sûre de moi. Patricia n’est pas du tout le genre d’amoureuse éconduite énervée et agressive. Elle est calme, gentille, attentionnée. Et moi à côté, assez désinvolte et inexpérimentée. Patiemment, en douceur, elle va reconquérir son chéri (ils sont toujours mariés aujourd’hui, avec plusieurs enfants). 

 

Cette mésaventure illustrera bien pour moi l’adage que dans les chagrins d’amour, il y a plus de blessure d’amour-propre que d’amour. En effet, tout en ayant cette liaison avec Dominique, cela ne m’avait pas empêchée d’avoir d’autres aventures en parallèle, purement sexuelles et sans courrier du cœur. Mes sentiments manquaient de maturité : j’en étais encore à la découverte des joies du flirt, et j’étais loin d’être prête à m’engager avec qui que ce soit. 

 

Mais ce chagrin a été bien réel : du jour au lendemain, j’étais éconduite, et je perdais la face : je me revois, rejetée de la table ou Dominique déjeunait avec Patricia, mais aussi Nicole, Isabelle, Catherine. J’avais l’impression d’avoir été évincée, non seulement de mon couple, mais de mon groupe d’amies. Et je découvrais qu’un ami de Dominique, qu’il avait rencontré à Ardaven et dont je n’avais pas de raison de me méfier, me torpillait depuis longtemps auprès de lui « elle ne te mérite pas, etc… ».  Ce qui ajoutait à mon chagrin – ou ma mortification – un sentiment de trahison.

 

J’ai revu Dominique et Patricia en 2005, trente ans plus tard, à l’occasion de l’anniversaire d’Ardaven où nous nous étions connus. Et découvert qu’un de leurs enfants était handicapé mental, et qu’ils étaient tendres et attentionnés avec lui. Et je les ai revus encore au 40e anniversaire en 2014. Dominique m’apprend qu’il fait suivre par mail les invitations à mes expos à une de leurs relations au Plessis. J’en suis touchée. Je trouve qu’ils forment décidément un couple harmonieux. Je pense à toutes ces lettres qu’il m’a envoyées en 1974-75, et qui existent encore, dans une valise chez moi.

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