Fondation Veeska : un artiste doit-il se faire un nom
Un artiste doit-il forcément se faire un nom ?
Que l’on soit un peintre sur vrai toile avec de la vraie peinture ; ou un conceptuel pur et dur défendant les avantages acquis du Duchampisme ; ou un prétendant à jouer dans la cour des grands, ceux pour qui l’art c’est aussi les dollars… Dans tous les cas, petits et grands, chacun cherche à se faire un nom. Pour subsister tant bien que mal ; pour la gloire et la fortune. Ou pour vivre en faisant ce qu’on a envie de faire tout simplement.
Chacun veut se faire un nom ? Pas tout à fait. Il est possible qu’il existe des artistes qui créent pour créer, pas pour vendre, et même pas pour se faire connaître ou reconnaître. Des artistes qui créent comme on se nourrit pour ne pas mourir.
Ça ne veut pas dire que chercher à vendre sa peinture, c’est dégoûtant. Mais on peut supposer que des gens créent comme d’autres méditent ou prient, et ne cherchent pas plus à se faire un nom ou vendre leur œuvres qu’un mystique ne met ses méditations sur le marché.
Et moi et moi et moi. Je suis un artiste. C’est moi qui l’ai fait. En 1917, Duchamp signe son fameux urinoir. En 1949, Yves Klein signe le ciel. De nombreux petits maîtres conceptuels ont signé des tas de trucs depuis. Par exemple, je lis dans Artension n°105 que Jean-Daniel Berclaz signe des points de vue. Une démarche assez poétique, par ailleurs. Justement, je rêve d’un renversement de point de vue : au lieu qu’un artiste signe quelque chose qu’il n’a pas fait, qu’il ne signe pas quelque chose qu’il a fait. Qu’il nous donne à voir une œuvre, en montrant ce courage surhumain à notre époque : le courage de se soustraire à ce désir universel d’être célèbre 15 minutes prophétisé par Warhol.
Le geste de Duchamp avait un sens dans son contexte : 1917, les gens raisonnables au pouvoir à cette époque envoyaient des milliers de jeunes gens à l’abattoir. La culture artistique classique qui faisait le vernis culturel de cette bonne société méritait bien cette pissotière. La bonne société d’aujourd’hui, celle des Pinault, Arnault, Gagosian, Koons, que mérite-t-elle ?
Déjà, elle s’arrache des reproductions de la pissotière à coups de dollars. On leur laisse. Mais le culte obsessionnel de la marchandise, de la marque, du pouvoir, qui caractérise cette « élite » de notre temps, n’est pas sans nous conditionner aussi à notre niveau. Et répéter non la forme, mais le fond du geste de Duchamp aujourd’hui, ne serait-ce pas faire de l’art gratuitement, de l’art impossible à marchandiser, de l’art sans marque, donc sans signature.
Curieusement, des artistes reconnus par les plus grandes institutions muséales s’attaquent déjà à une partie du problème, celui de la marchandisation : Tino Seghal (Guggenheim, New York, 2010) crée des performances pour lesquelles il refuse tout compte-rendu, ne laissant aucune trace matérielle de son action. Richard Wright (Turner Prize 2009) réalise des peintures directement sur les murs, qu’il efface à la fin de leur exposition. Andy Goldsworthy décrit ses processus de créations et chacun peut s’en inspirer. Avant eux, « Mondrian n’accordait pas de prix au système de l’œuvre unique, et pensait qu’un tableau pouvait exister à plusieurs exemplaires » (Florence de Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne, 1994.) Vous aimez Mondrian : do it yourself.
Ces artistes posent la question de la non marchandisation, mais ils ne la résolvent pas : car Seghal, Wright ou Goldsworthy sont devenus des marques, et sont rémunérés comme tels. Leur nom est une valeur, soumise aux fluctuations du marché. Ça n’enlève rien à l’intérêt de leur démarche, mais ils laissent encore toute la place pour une remise à plat aussi radicale que celle tentée par Duchamp : après avoir fait disparaître l’œuvre, faire disparaître l’artiste. Et réapparaître l’art.
Deux artistes aujourd’hui vont dans ce sens : Banksy, JR. On voit leurs œuvres partout, on ne les voit jamais. Banksy installe ses grafs percutants en Palestine aussi bien qu’à Londres ou Los Angeles, ou accroche clandestinement des tableaux de sa main dans des grands musées comme la Tate Britain. JR, quant à lui, au lieu de dupliquer des Marylin, people et autres anonymes richement solvables, photographie des femmes du peuple en Asie, en Amérique latine, en Afrique, et travaille avec elles pour exposer leur portraits en formats gigantesques collés sur les murs, les toits, les trains, conquérant ainsi du pouvoir médiatique pour celles que les pouvoirs traditionnels ignorent. (voir son film « Women are heroes »). JR s’intéresse plus aux oubliés de l’histoire qu’à lui-même.
Bien sûr, tout cela peut constituer une simple stratégie pour trouver son créneau marketing. « J’utilise l’art pour contester l’ordre établi, mais peut-être que j’utilise simplement la contestation pour promouvoir mes œuvres » dit Banksy. Si lui, comme JR, se dissimulent, c’est aussi une technique éprouvée pour mieux se montrer.
Mais la recherche de la visibilité médiatique n’a pas toujours été un passage obligé pour tout artiste. Une cathédrale est une œuvre d’art incontestable. Pourtant, elle n’est pas signée en bas à droite. Si les érudits peuvent citer quelques-uns de ses bâtisseurs, ce n’est pas leur nom qui fait la valeur de leur œuvre, mais l’œuvre elle-même. Dans le domaine des arts premiers, beaucoup d’objets sont anonymes, sans que cela n’enlève rien à leur qualité. Pour les indiens Navajo, un seul mot, « holzo », signifie à la fois beauté et santé. Le mot « art » n’existe pas. Quand les navajos peignent, ils prient ou ils soignent : c’est cela qui compte et leurs peintures de sable sont effacées après usage, comme pour d’autres raisons les mandalas tibétains. L’art Ndebele, avant d’être propulsé sur le marché par l’exposition « Les magiciens de la Terre » en 1989, est une pratique rituelle qui se transmet de femme en femme, où les compositions créées obéissent à une logique relationnelle autant qu’esthétique. Le point commun de ces formes d’art est qu’elles s’inscrivent dans des sociétés où la dimension économique passe après les dimensions spirituelles ou simplement humaines : l’artiste œuvre pour sa foi, ou pour sa communauté, et n’éprouve pas plus le besoin de signer son œuvre qu’on ne signe une prière, un soin ou une pratique sociale. Les auteurs de ces œuvres avaient sans doute des réputations variables selon leur talent (par exemple, Esther Mahlangu dans l’art Ndebele) mais leurs créations restées ou redevenues anonymes continuent d’exister par elles-mêmes.
A contrario, dans l’art moderne ou contemporain, beaucoup d’œuvres peineraient à se maintenir sans le système qui les soutient : sans juger de leurs qualités expressives, plastiques, et au final artistiques, enlevez leur signature et leur certificat d’authenticité à un monochrome, un Warhol, un Basquiat, un Buren, etc, et vous fichez par terre l’économie de cet art-là. Sina Najafi, auteur de « Dix lavements pour l’art contemporain », écrivait en 2009 : « Rendre anonyme toute œuvre et critique d’art. L’art changerait de façon aussi spectaculaire que l’interdiction d’héritage changerait le monde. »
Il ne s’agit même pas de contester la valeur artistique de tel ou tel, mais de s’interroger sur la place du nom, de la « marque », dans cette valeur. Le critique Pierre Stercks raconte : « Robert Rauschenberg s’installa en 1986 à une sortie de métro sur la Cinquième avenue en y présentant ses gouaches au prix de 10 $ ! Il n’en vendit pas une seule, alors que, chez Sonnabend, signées, elles en valaient à l’époque 10000… »
Quel que soit le système, capitaliste, stalinien, tribal, ou théocratique, on trouve forcément d’authentiques créateurs. Les artistes sont une engeance difficile à éliminer de la société humaine. Mais la particularité de notre monde actuel, c’est qu’il favorise la visibilité du meilleur commercial, celui qui sait occuper le terrain médiatique, le terrain des relations d’affaire. L’artiste flamboyant aux scandales valorisants ; ou celui dont les œuvres chics et sobres intègrent parfaitement les codes du luxe. Mais l’artiste secret et patient, tourné vers l’intériorité ? L’artiste profond mais peu productif, impropre à tout business plan ?
Qui se sent capable d’être ou de défendre un tel artiste, capable aussi d’accepter le risque de se tromper ? Parce qu’on peut être méconnu… Et mériter de le rester. Pour authentifier la sincérité de notre relation à l’art, il faut pouvoir aimer une œuvre sans la sécurité de sa signature. Ou la créer en acceptant bravement le risque de découvrir trop tard qu’on est juste un honnête fabricant de tableau. En effet, quelles que soient les stratégies des uns et des autres, les vrais artistes dans un siècle ne sont pas si nombreux. Un arriviste cynique peut aussi être un génie, un inconnu vertueux se révéler malheureusement médiocre. Se faire un nom ? Oui, pour gagner sa vie. Faire une œuvre ? Objectif incertain sur le plan matériel, plus encore sur le plan artistique. C’est ce qui fait le prix de l’engagement de chacun.
20 janvier 2011 (Article paru dans Artension n°107, mai-juin 2011)