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Eve Adam 20 - Rastignac au féminin

par Hélène Grenier 27 Janvier 2021, 17:10 Ecriture Hélène Grenier Atelier d'écriture Autofiction

Traverser la forêt de ses peurs pour accéder à ces émotions secrètes, ces infimes parcelles de bonheur qui sont en nous, tapies dans un endroit que nous ignorons et que, souvent, nous recherchons pendant toute une vie.

Jean-Paul Dubois - Si ce livre pouvait me rapprocher de toi (1999)

Nous pouvons considérer notre vie comme une perturbation inutilement pénible dans le bienheureux repos du néant.

Le devenir de l’humanité n’est ni ascension, ni descente, mais répétition vaine des mêmes illusions et des mêmes souffrances.

La conviction que le monde et, par la suite, l’homme sont tels qu’ils ne devraient pas exister est de nature à nous remplir d’indulgence les uns pour les autres.

Schopenhauer (1788-1860)

Suite des souvenirs d'Eve Adam, en réalité Christine Adam, écrivant sous le pseudonyme d'Hélène Grenier.

Septembre 1970

Grandes ambitions avec petits ridicules

Mon arrivée à Auxerre. Je me fais un film en franchissant le pont qui enjambe l’Yonne. Je contemple la ville comme une modeste Rastignac au féminin, qui préfère descendre de la capitale pour aborder une ville de taille plus raisonnable, avec la ferme intention d’y devenir quelqu’un. Je lis trop, je me raconte des histoires, et je m’apprête à expérimenter une longue suite de situations que j’aborderai mal à propos, des expériences qui ne m’apprendront jamais rien car je ne ferai jamais mes erreurs de la même manière. Je me rends souvent ridicule à moi-même, parfois devant les autres. Parfois, j’expérimente aussi des formes de ridicule si ténues, si insignifiantes, que personne ne les remarque. 
 

À quarante ans je serai mort 
Il est blond, rouquin, avec de bonnes joues rouges. Et révolté, comme moi d’ailleurs à l’époque. Dix-sept ans chacun. Il m’est présenté par une amie qui a commencé, comme dans les feuilletons de gare, par être mon ennemie. Elle démissionnera de l’Ecole Normale d’Institutrices juste après que j’y serai rentrée, et fait partie de celles qui sont mortes de rire quand j’ai la maladresse de dire « j’ai la vocation ». Mais je manifeste mon style « freaks » comme on dit alors, et cela nous rapproche. Ce garçon qu’elle me présente est le copain de son copain, et ça l’arrange bien que je l’aide à dissocier ces deux garçons pour qu’elle puisse tenter sa chance avec celui qu’elle a choisi. Mais je ne sais pas quoi faire avec lui. Une scène dans mon souvenir : nous déambulons dans la nuit à Auxerre, côte à côte. Je fomente des plans pour lui prendre la main. Mais tel qu’il se tient, ça va faire comme si je lui ramassais la main à côté de son corps… À court d’idées, je passe mon bras sous son bras : « on a l’air de vieux ». C’est lui qui le dit, ou c’est moi ? Il m’assure : « De toute façon, je sais qu’à quarante ans je serai mort ». Déjà, je suis sceptique. Parce que je pressens bien qu’on n’arrive pas d’un coup à quarante ans avec ses idées de dix-sept ans. Et que c’est dur de trouver le moment de passer à l’action pour mourir. On remet facilement au lendemain. Pas tous. Deux ans plus tard, c’est le père de Sylvain, le mari que je rencontrerai quinze ans plus tard qui se suicide à quarante ans. 

Septembre 1971

Rue de la Banque
La période scolaire 1970-71, première année de formation à l’Ecole Normale d’Institutrices, a été difficile, et je m’apprête à entamer ma deuxième et dernière année. J’ai quitté en juin mon domicile au 14 rue de la Liberté à Auxerre, dans l’espoir de trouver mieux. Mais ce sera pire : d’abord, l’adresse « 3 rue de la Banque » est déprimante. La chambre en soupente l’est aussi mais j’en garde peu de souvenirs car je n’y suis restée que quelques jours.


Mon année scolaire commence par un stage sans « maîtresse d’application » pour m’encadrer, c'est-à-dire que je me retrouve seule devant une classe de CM1. J’ai préparé des leçons comme on m’a appris à le faire. Je me souviens d’un détail curieux : sur ma trentaine d’élèves, garçons et filles, il n’y a pas moins de huit « Pascal » ou « Pascale ». Le soir du troisième jour après la rentrée des élèves, je craque. Sans prévenir personne, je rentre dans ma chambrette, jette à la corbeille les copies à corriger, rassemble mes affaires dans tous les contenants que j’ai sous la main, valise, sac à dos, sacs en plastiques, laisse ma clef sur la porte et gagne la gare en marchant, en courant, pour prendre le premier train.


De retour à la maison, maman est surprise et inquiète : voyant mon air effondré, décomposé, elle comprend l’impasse dans laquelle je me suis mise, et accepte ma décision. Mon père essaie maladroitement de me faire changer d’avis « tu seras fonctionnaire, c’est bien… » Un argument qui ne porte pas beaucoup quand on a dix-huit ans. J’ai du mal à suivre les recommandations de maman, qui me demande de retourner quand même à Auxerre pour signer ma démission. Cette ville sera le théâtre de bien des cauchemars pendant plusieurs années. En démissionnant, je romps aussi un engagement de dix ans avec l’Etat, et je vais devoir rembourser l’année de salaire que j’ai perçue. D’un côté, faire signer une jeune fille de dix-sept ans pour dix ans, c’est un peu abusif ; d’un autre côté, l’Etat n’est pas trop chien : la dette est sans intérêt dans une époque de forte inflation, et je ne suis tenue de la rembourser qu’à partir de mes premiers revenus. Cette histoire a dû me coûter le prix de jolies vacances à l’autre bout du monde. Mais beaucoup plus cher en perturbations émotives.

Eve Adam 20 - Rastignac au féminin

Episode précédent : Treize ans et dix-sept ans
Prochain épisode : Première émotion picturale

 

 

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